Critique

Anselm Kiefer

5 sur 5 étoiles
  • Art, Art contemporain
  • Recommandé
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Time Out dit

Né en 1945 dans une petite ville du Bade-Wurtemberg, Anselm Kiefer est un enfant de l’après-guerre allemand, marqué par les décombres de la défaite comme par l’omerta nationale sur le nazisme. De ces prémisses naît une œuvre orientée vers la mémoire qui observe les faits historiques et cherche à les inscrire dans un cadre universel. A l’étude anecdotique du salut hitlérien succèdent l’interrogation sur les mythes germaniques, le travail obstiné sur le thème des ruines, puis le retour aux sources bibliques : en une centaine d’œuvres picturales et sculpturales, la rétrospective du Centre Pompidou retrace le questionnement d’un artiste à la recherche du sens de l’Histoire.

Si Kiefer pense ses œuvres comme les étapes d’une recherche philosophique, il est avant tout plasticien et sculpteur de matière. Dès ses débuts dans les années 1970, il couvre ses toiles de charbon, de plomb et d’épaisses couches de peinture. L’œuvre 'Resumption' (1974), qui montre une palette de peinture flottant au-dessus d’une tombe, présente ainsi un fond bleu bosselé, où les canyons creusés dans la peinture confèrent à l’image une étrange fragilité. Plus tard, Kiefer intègre à sa peinture des substances aussi diverses que la terre, la paille ou le métal : le monumental tableau 'Les Ordres de la nuit' (1996) représente ainsi de monstrueuses fleurs noires s’élevant d’un sol couvert de sable et d’argile sculpté en surfaces râpeuses et scintillantes. Le soin apporté au détail frappe au cœur : pas un pouce de la toile ne semble négligé, peinture et collage se rejoignent dans des reliefs et des rivières d’une vertigineuse précision.

Paradoxe : quel est le lien entre ce travail sur le temps, une notion fluide par nature, et ces matériaux lourds qui figent les œuvres dans une pesante immuabilité ? En guise d’explication, la scénographie de l’exposition rappelle qu’Albert Speer, l’architecte préféré d’Hitler, préconisait la conception d’édifices dont la destruction par le temps formerait des ruines grandioses. Réponse teintée d’ironie d’Anselm Kiefer : anticiper lui aussi le passage du temps en représentant dans ses toiles des signes déjà visibles de leur vieillissement. Dans l’œuvre 'Au peintre inconnu' (1982), montrant un portique à six colonnes sur fond sombre, la peinture bave et coule, la toile se décolle, la surface semble lardée de coups de couteau qui invitent l’infiltration d’une nuit sans fin. A peine peints, le sujet comme le tableau semblent déjà disloqués. 

Cette projection dans un constant avenir se fait plus explicite dans la série des 'Vitrines'. Une vingtaine d’aquariums contiennent des fragments de métaux, des amas de pierres, des caméras brûlées crachant un film noirci, autant d’épisodes d’une recherche plastique alliée à un souci de grâce. Pour Kiefer, il s’agit là d’une « accumulation de possibles » : des jeux sur la matière et ce qu’elle peut donner par transmutation, peut-être comme le temps sous la pression de l’Histoire. 

Cette infinie synthèse mène enfin l’artiste à questionner la nature du temps. Son interrogation trouve une réponse intérieure et méditative dans les idées de la Kabbale, une tradition ésotérique juive que Kiefer découvre lors d’un voyage en Orient, selon laquelle le monde fonctionne en fonction d'une organisation cachée d’origine divine. Aux origines de l’homme se trouve une brisure, la destruction de sept vases qu’il lui appartient de réparer - approche matérielle qui répond aux recherches plastiques de Kiefer. Son œuvre accueille alors les créatures du Talmud, dont la monstrueuse Lilith, une femme symbole de destruction qui figure le visage du nazisme. Le tableau 'Lilith' (1987-1990) est ainsi la monumentale représentation d’une ville vue du ciel à travers un voile de brume, dont les bâtiments ocre peuvent aussi bien représenter New York qu’une ancienne capitale de Mésopotamie ; un voile de cheveux noirs planant au-dessus des tours rappelle la présence d’une menace constante.

C’est une œuvre massive et monumentale qui est rassemblée ici. Le parcours pourrait évoquer une allée traversant une forêt, un thème cher au romantisme allemand : chaque œuvre se présente comme un arbre lourd et sombre, enraciné dans la matière et jaillissant vers l’infini. Au visiteur de choisir d’admirer la plus petite feuille ou de sentir battre la solide présence de l’éternité. 

Infos

Site Web de l'événement
www.centrepompidou.fr
Adresse
Prix
14 €
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