Une semaine après l’inauguration de la galerie Thaddaeus Ropac à Pantin, qui consacre sa première exposition à Anselm Kiefer, la toute-puissante galerie Gagosian vient, elle aussi, d’ouvrir une annexe en Seine-Saint-Denis. Avec une première exposition consacrée à… Anselm Kiefer. Une drôle de coïncidence qui, vue de loin, mériterait presque que l’on s’attarde sur le manque de subtilité et d’imagination qui régit la concurrence dans le marché de l’art. Mais, passons. Puisque nous sommes des gens chics, et illettrés en matière de stratégies marketing, épargnons-nous une diatribe sur les enjeux commerciaux de la « banlieue-isation » de ces deux grandes galeries internationales, déjà installées à Paris. Et profitons plutôt de cette petite rixe pour nous abandonner à l’exercice, facile, bête et méchant de la comparaison : bref, jouons, tout simplement, à qui a la plus longue.
Eh bien dans la balance, cela ne fait aucun doute à nos yeux, la proposition de Gagosian-Bourget, tape-à-l’œil, écrasante, ne fait pas le poids face à l’exposition lumineuse, riche de sens et presque intimiste présentée chez Ropac-Pantin (lire la critique). D’abord pour des raisons d’emballage : avec son ciment apparent, son bourdonnement de bouches d’aération et ses quelques œuvres qui flottent ici ou là, perdues dans un labyrinthe de couloirs déserts, l’ancienne usine rénovée par Jean Nouvel pour Larry Gagosian ressemble davantage à une coquille vide et impersonnelle qu’à un petit musée voué à mettre en valeur l’art contemporain. Noyé parmi les gros entrepôts de la zone aéroportuaire du Bourget, cet espace de 1 650 m2 coiffé d’un toit à « shed » en dents de scie, confère même à l’art des airs d’industrie lourde ou de marchandise pour fret aérien, destinée à brasser des billets verts sous couvert de consommation culturelle. Etrange.
Et puis, il y a les œuvres inédites que présente Anselm Kiefer. Chez Ropac, la série ‘Die Ungeborenen’ (les « non-nés ») souligne l’héritage romantique de l'artiste allemand. En plongeant dans les limbes, Kiefer touche à quelque chose d'à la fois obscur et spirituel, s'emparant d’un versant funeste et vain de l'humanité pour en faire quelque chose de beau et de signifiant. Chez Gagosian, le propos était, lui aussi, plutôt alléchant : un immense champ de blé, planté dans une cage au milieu de la galerie, accompagné de quelques toiles disséminées dans de petites salles. Le tout imaginé sur le thème du plan de développement agricole proposé par Henry Morgenthau en 1944, qui visait à transformer l’Allemagne en un état pré-industriel, pour pérenniser sa démilitarisation. A l’époque, cette idée américaine, potentiellement catastrophique, aurait pu entraîner la mort de millions de citoyens des suites d’épidémies et de famines. Aujourd’hui, elle raconte surtout une histoire avortée, bâtie sur les fondations décrépites de l’Allemagne d’après-guerre. Un futur imaginaire qui n’aura jamais lieu ; une alternative à la fois violente et utopiste dont il ne reste plus que la graine fictive et hypothétique, née de l’effondrement de l’Europe.
Bref, un sujet typiquement « kieferien », gorgé de symboles (le labeur, la providence, la semence), d’espoir et de destruction, qui permet à l’artiste de sonder les tréfonds de l’Histoire. Ou du moins le souvenir, universel, de passés sombres et irréalisés. Si les toiles, avec leurs amas tumultueux de peinture en forme de paysages abstraits, à la fois colorés et tachés de tons cendrés, dégagent la force orageuse qui fait toute la beauté de l’art d’Anselm Kiefer, l’installation, elle, nous laisse dubitatifs. Insipide, spectaculaire, le résultat ne convainc pas. Artiste du monumental, Kiefer semble poser ici un pied sur la pente glissante du sensationnel.
> Horaires : du mardi au samedi de 11h à 19h
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Anselm Kiefer à la galerie Thaddaeus Ropac
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