Le BAL nous plonge dans l’Angleterre profonde des années 1970 et 1980, sondée par l’objectif de Chris Killip. Lorsqu'il débarque à Newcastle en 1975, le jeune photographe originaire de l'île de Man n'a qu'une idée en tête : renouer avec une image documentaire brute et subjective, dans les pas d'un Weegee ou d'un Walker Evans, pour saisir le climat du nord britannique, alors en proie à de graves bouleversements économiques et culturels. Une région déchirée par la désindustrialisation et l'austérité, où le tissu social, à l'aube du thatchérisme, s’effrite aussi rapidement que les paysages.
Autant de mutations que Killip immortalise avec une sensibilité désarmante, trempant son regard dans un noir et blanc opaque. Iconiques, ses portraits cristallisent la catastrophe humaine de cette époque en racontant les cités glauques, les usines à l'abandon, les chantiers navals disparus du jour au lendemain, laissant place à un vide sidéral. Avec un peu de gadoue et de briques, il sculpte une fresque sociale foudroyante, figée dans la brume du Nord. Hommage à toutes ces existences diluées dans des décors de ruines et de cheminées désossées.
« Ceci est ma version de l'histoire », nous confie-t-il, en balayant sa rétrospective du regard. « J'ai vu ces gens traverser vents et marées. J'ai connu leurs hauts et leurs bas, comme ils ont connu les miens. » Killip décrit son travail comme s'il feuilletait son album de famille, tant les vies des gens qu'il a croisés au cours de son périple ont marqué la sienne. Il est allé s’immiscer, patiemment, parmi des communautés souvent hostiles aux étrangers – s’approchant à tâtons, s'installant parfois pendant plusieurs années dans des bleds décrépits ou des camps d'ouvriers, jusqu'à gagner la confiance de leurs habitants.
C'est en les observant de l'intérieur que Killip saisit en plein vol l’effondrement de ces régions, déclassés par le système néo-libéral, rongées par le chômage avant d'être, aujourd'hui, corrodées par la drogue. Son regard refuse d’imposer une version exacte des faits. « D'ailleurs, je ne crois pas qu’il existe de signification exacte », nous dit-il. Empathique, fraternel, son travail en dit pourtant plus long sur l’Angleterre des années 1970 et 1980 que n’importe quel livre d’Histoire « objective ». Qu’il écume les bars punks, les manifs de grévistes, les falaises tapissées de déchets ou les villages de pêcheurs, son objectif trouve toujours le moyen de prélever dans les bas-fonds de cette Grande-Bretagne désincarnée une beauté tragique. Tragique, mais dénuée de pathos, et toujours marquée par une distance subtile, mesurée. C’est dans cette brèche délicate, entre reportage et portrait métaphorique, que l’œuvre de Chris Killip puise toute sa magie. Sublime.
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