Caméléon du huitième art, Cindy Sherman change d’identité comme de chemise, prenant la pose pour son propre objectif depuis la fin des années 1970. En se glissant tour à tour dans la peau d’adolescentes complexées, de ménagères de banlieue, de bimbos sur-maquillées ou de vamps des sixties, la photographe américaine formule un discours caustique sur les apparences sociales. Déstabilisantes, ses mises en scène flottent perfidement sur la frontière qui sépare le vrai de l’artifice, brouillant les pistes, usurpant l’art de l’autoportrait, et débouchant sur des images troublantes, où le détournement des stéréotypes le dispute à la représentation de la détresse féminine.
Sa dernière série, exposée sur les trois étages de la Gagosian Gallery, lorgne avec ironie vers le romantisme fougueux de Turner, le conte de fées et les décors de cinéma en carton-pâte. Au premier plan : des femmes vêtues de costumes extravagants (sortis des archives de Chanel, s’il-vous-plaît). Retouchés sur ordinateur, leurs yeux grossis et leurs visages plastifiés leur donnent de faux airs de fantoches exsangues, de comédiennes ultra-fardées ou d'icônes un peu cheap, sorties d'un vidéoclip catastrophiquement kitsch des années 1980. Au second : des paysages désolés, brumeux, rocailleux, photographiés par Sherman en Islande et à Shelter Island. L’artiste a d’abord saisi les lieux, puis y a inséré son portrait en bidouillant les images sur son ordinateur, avant de saccager la beauté de ses panoramas en leur faisant subir des effets grossiers sur son logiciel de photomontage. Résultat : des collines vulgairement brossées au pinceau, des cascades trop tarabiscotées pour être vraies, de grands espaces pixellisés, des fondus ratés...
Entre le rire et le malaise, on hésite. Car en tartinant ses tirages immenses (environ 1,50 m de haut sur plus de 3,50 m de large) de grosses couches de mauvais goût, Cindy Sherman prend plaisir à nous égarer parmi les nappes phréatiques du faux, déconstruisant son travail pour nous confronter à des scènes absurdes, dépourvues de narration et de repères. Impossible de cerner le spectacle, de définir face à qui l’on se trouve, de deviner où l’on est ou sur quel pied danser. Plus sardonique que jamais, l’artiste surdose l’artifice jusqu'à le rendre vertigineux. Avec leurs gestes figés, leurs regards absents et leurs expressions ambigües, les figures ne semblent destinées à rien d’autre qu’à flotter sur leur environnement comme un cheveu sur la soupe. Immenses et froides, elles dominent la nature comme pour se moquer de nous. Et piétiner les codes de la peinture romantique qui condamnent l'Homme, petit et mélancolique, à croupir sous l’immensité de l’univers.
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