« La peinture est morte », vive la peinture ? Il y a cent ans, presque jour pour jour, Marcel Duchamp était catégorique quant au trépas de l’art du chevalet. Un siècle plus tard, on n'aurait pu imaginer plus extraordinaire contre-attaque que cette exposition dédiée à l'un des plus grands artistes plasticiens de notre temps. En 1966, Gerhard Richter reprenait d'ailleurs 'Le Nu descendant l'escalier' de Duchamp pour le délivrer de ses carcans cubistes et le nimber d'une aura classique, éthérée et sensuelle. Pied de nez aux prophéties du père du ready-made, cette œuvre assoit l’Allemand en héritier « d'une immense, fantastique et féconde culture de la peinture », telle qu’il la décrit. Une culture qu'il autopsie avec un professionnalisme presque scientifique. Une tradition qu'il célèbre avec un talent monumental. Sans pour autant s'y inscrire. La peinture, morte ? Peut-être. Mais alors, revenue d’outre-tombe avec une hargne inédite, pour s’accrocher aux murs de Beaubourg.
Car, depuis les années 1960, Richter ne s'acharne pas tant à ressusciter le pinceau qu'à le soumettre à une révision continue, en explorant une quantité ahurissante de formes, de styles et de sujets. Virevoltant sans cesse entre art figuratif et abstrait (comme cette rétrospective, qui passe parfois brutalement d'une expression à l'autre), il compose des portraits d'une délicatesse inouïe comme il éclabousse, parfois, des couches de fluos sur ses toiles, façon Jackson Pollock new age – avec, toujours, une virtuosité obsédante. Au quadrillage froid de ses études chromatiques, répond l'intimité laiteuse et voilée de ses maternités (inspirées de ses propres albums de famille), troubles comme un souvenir coagulé dans l'idéal. Bondissant de ses abstractions hallucinogènes à des paysages romantiques, imbibés d'un onirisme et d’une mélancolie dignes d’un Caspar David Friedrich, Gerhard Richter retombe toujours sur ses pattes. Se réinvente constamment. Et pousse son médium dans ses derniers retranchements pour mieux saccager l'acte créatif – puisqu'il reproduit, le plus souvent, des photographies.
Amphibiennes, vaporeuses, ses « photo-peintures » bousculent la perception du « vrai » et de la mémoire. Copies méticuleuses de ses albums de famille, de cartes postales ou de coupures de journaux, qu'il amplifie puis frotte à la brosse pour les enduire de flous (jusqu'à parfois les rendre abstraites), elles déforment leurs sujets, se méfiant d'une réalité toujours ambiguë, toujours voilée par la subjectivité. Le gris domine. Neutre, glaçant, il se conjugue au passé : celui d'avions de guerre qui vomissent leurs bombes, de l'oncle Rudi en uniforme nazi, des cadavres de la bande à Baader, à peine discernables sous les aplats de peinture – comme engloutis, déjà, par les brumes de l'oubli. Il en va de même pour cette représentation du 11 Septembre, dépouillée de sa charge spectaculaire par des pâtés d’huile ; mais immédiatement identifiable par son horreur, sa férocité et son mouvement. L'indicible devient alors perceptible, presque palpable. En ce sens, même ses abstractions recèlent des significations obscures, qui se tapissent comme des fossiles sous les nappes phréatiques de la toile.
Si la vision panoramique de Richter est hantée par le désenchantement, et le passé sombre de l'Allemagne, elle est aussi, et surtout, enivrée par un espoir de transcendance, que seul l'art semble pouvoir matérialiser. Un entre-deux délicat où flotte cette nuée d'images qui, à leur tour, vous habitent et vous grisent. Longtemps.
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