Jusqu'au 12 mars, dans le cadre du Nouveau Festival du Centre Pompidou, le Canadien Guy Maddin poursuit un passionnant projet filmique : ressusciter des films inaboutis de Vigo, Ford, Mizoguchi, Lubitsch ou Eisenstein à partir de leurs scénarios, et à raison d'un film par jour. Parmi les participants : Charlotte Rampling, Mathieu Amalric, Géraldine Chaplin, Amira Casar, Matthieu Demy ou encore Jean-François et Robinson Stévenin. Ambitieux, n'est-ce pas ? D'autant que le tournage de chaque film débute par une séance de spiritisme, avant d'être diffusé en direct ici. Entretien surnaturel.
Chaque matin, votre journée de tournage commence à Beaubourg par une séance de spiritisme avec vos acteurs ? Comment cela se passe-t-il ?
Bien. En général, les acteurs ont tendance à rechercher la transe : cela fait partie de leur artisanat. D'ailleurs, il y a beaucoup de similitudes entre diriger un film et une séance de spiritisme : tout le monde doit être concentré, essayer d'entrer en contact mental avec des personnages, des histoires... Ici, nous cherchons donc à rentrer en contact avec l'esprit de films perdus, de scénarios abandonnés... Mais nous avons eu quelques répétitions préalables, afin d'envisager les liens psychiques à établir avec ces films et leurs personnages. Ces séances ont été fructueuses : les acteurs ont été très réceptifs à cette idée de spiritisme, et ont continué, entre les répétitions et les séances de tournage, à faire mûrir en eux-mêmes l'esprit de ces films. Désormais, les ayant profondément intégrés, ils parviennent à une forme de transe autour de leurs personnages en une dizaine de minutes ; ce qui, en soi, est déjà passionnant à observer.
Plus précisément, en quoi consiste le tournage public de ces films ?
Nous allons tenter de rendre un hommage digne à la mémoire de ces films avortés, qui n'ont jamais vu le jour. Pour cela, nous disposons de beaucoup d'accessoires, de costumes, avec lesquels nous improvisons, par exemple en tournant différentes versions d'une même scène, afin de traduire la façon dont ces films perdus auront imprimé leur marque sur nos esprits. Les séances de spiritisme ont en effet pour but de nous ouvrir à toutes les suggestions que ces films perdus pourraient communiquer à l'inconscient des comédiens. Ensuite, je m'emploie à développer et orchestrer des variations autour de l'inspiration originale de chacun. En résumé, le but est de partir de connections paranormales avec les films d'origine, puis de les amplifier, de les faire varier, grossir...
Comment en êtes-vous venu à vouloir travailler sur des fantômes ?
Vous savez, à l'origine, ce sont les acteurs qui m'ont fait sentir ce lien entre eux et le paranormal. Interpréter un personnage, rentrer dans sa peau, ses gestes, revient assez manifestement à un acte de possession, d'envoûtement. Ce genre de transfert entre l'acteur et le personnage fonctionne en permanence je crois, même lorsqu'il reste informulé. C'est l'esprit qui se manifeste dans le corps : le corps d'un acteur fonctionnant comme un réceptacle à fantômes. D'ailleurs, au niveau du spectateur aussi, quand on s'interroge sur le spiritisme, on se rend très vite compte que ça fonctionne exactement comme le cinéma - le médium étant alors le réalisateur, ou peut-être le projectionniste... d'ailleurs, le simple terme de « projection » désigne à la fois un aspect psychique et cinématographique, n'est-ce pas ? Ainsi, je crois que le terme de transe peut tout à fait être employé pour des spectateurs de cinéma, qui, grâce au médium-film, rentrent en contact avec des aspects inexplorés de leur inconscient, de leurs souvenirs, de leur imaginaire. Et lorsqu'un personnage de film reste gravé dans l'esprit d'un spectateur, il devient un fantôme, au même niveau de conscience qu'une réalité disparue.
D'ailleurs, le surnaturel était un des thèmes de prédilection du cinéma muet, que vous pratiquez : 'Les Vampires' de Louis Feuillade, 'La Cabinet du docteur Caligari' de Robert Wiene...
Tout à fait. L'âge d'or du spiritisme est aussi celui de la photographie et du cinéma muet ! Dès ses débuts, je crois, la photographie - et, par extension, le cinéma - a intrinsèquement eu partie liée avec la mort, les disparus. L'appareil photo, la caméra captent des fantômes... par exemple, si je vous filmais, là, je capturerais votre état aujourd'hui. Mais demain vous serez vêtu autrement, ou dans un autre état d'esprit, vous serez plus vieux d'un jour : bref, ce ne sera alors plus vous que j'aurais en film, mais votre image passée, défunte. Votre fantôme. Tout cela, le cinéma en était peut-être davantage conscient à l'époque du muet qui, par l'absence de synchronisation de l'image et du son, manifestait toujours plus ou moins une présence fantomatique... Mais ce lien entre les images enregistrées et les fantômes me semble tout aussi valable aujourd'hui, avec une caméra numérique.
A ce propos, vos films sont diffusés en direct sur Internet, selon plusieurs angles de caméra : votre travail se fera donc en direct, et en numérique.
Oui, les spectateurs pourront voir le tournage des films en direct tout au long du projet... Le numérique est un formidable outil, que j'apprécie énormément... même si cela en surprend quelques-uns, habitués à mon travail sur pellicule. Evidemment, Internet est un outil prodigieux pour la diffusion des films, ou de tout travail sur les images. De toute façon, vous savez, les fantômes n'ont pas attendu la photographie pour faire parler d'eux. La technologie n'est absolument pas un frein. Au contraire. Car ce ne sont jamais les machines qui créent... mais les esprits qui s'y cachent.
Propos recueillis par Alexandre Prouvèze