Plus de 200 films projetés, un salon de lecture, des rencontres, conférences et installations : avec 'Planète Marker' (jusqu'au 22 décembre), le Centre Pompidou fête le prolifique et génial Chris Marker, disparu l'an dernier - et qui ne saurait se réduire au cultissime 'La Jetée' de 1962. Rencontre autour de l'œuvre du réalisateur, avec la programmatrice cinéma de Beaubourg, Judith Revault d'Allonnes.
Time Out Paris : Comment avez-vous envisagé, au départ, un corpus d'œuvres aussi foisonnant que celui de Chris Marker ?
Judith Revault d'Allonnes : La programmation se devait effectivement d'être très large, mais elle est aussi très construite. Nous l'avons mise en place avec Etienne Sandrin, qui travaille à la collection Nouveaux Médias du musée, et Florence Verdeille, programmatrice à la BPI. Avec cette rétrospective, il s'agissait évidemment de donner à voir les films réalisés par Marker, mais aussi de montrer ses coréalisations, son important travail avec des collectifs. Car il n'a jamais cessé d'intervenir sur les films d'autres réalisateurs, avec des apports très différents ; parfois à l'image, parfois au montage, parfois au commentaire. Enfin, nous avons souhaité projeter les films que Chris Marker aimait, dont il s'est inspiré ou qu'il a défendus, parfois en les citant dans ses propres films, parfois en les distribuant, à travers la société Slon-Iskra. Surtout, dès qu'on aborde Marker, on se rend compte qu'il se nourrit et se déploie dans mille directions : littéraire, historique, photographique, informatique...
Politique, aussi.
Politique, bien sûr. Enormément. Pour commencer, son premier long métrage, 'Olympia 52', a été réalisé dans le cadre de son engagement auprès de Peuple et Culture et Travail et Culture, deux associations d'amitiés communistes nées de la Résistance, qui travaillaient à l'éducation populaire. Son engagement se poursuit de manière très claire dans ses films suivants : 'Dimanche à Pékin', 'Lettre de Sibérie', 'Cuba si', où il manifeste curiosité et enthousiasme pour les révolutions en cours.
Mais il saura aussi en être critique, que ce soit à l'égard du régime soviétique ou par le désenchantement de 'Le Fond de l'air est rouge'...
Effectivement, Marker n'a pas été dupe de la trahison des idéaux politiques. Je crois que c'est une des raisons pour lesquelles il ne voulait pas qu'on revoie ses films de jeunesse : il les considérait comme des brouillons, inachevés dans leur propos, ou dépassés depuis.
Pourtant, formellement, ces premiers films restent très inventifs. En témoigne 'Les statues meurent aussi', réalisé avec Alain Resnais en 1953, qui reste une proposition minimale mais puissante, symbolique, obsédante.
C'est la raison pour laquelle nous avons pris le parti de montrer au public plusieurs de ces premiers films, tout en précisant les réserves que Marker pouvait exprimer à leur sujet. On n'a pas du tout voulu nier ça. Mais je pense qu'on peut désormais tenter de porter grâce à eux un regard historique sur l'évolution de son travail.
Assez étonnamment, dès ses premières réalisations, on assiste chez Chris Marker - qui, déjà, est un pseudonyme - à une dilution du statut d'auteur, à sa dissémination par un jeu de doubles, d'identités fictives.
Marker s'est énormément effacé. Il n'a laissé que très peu d'interviews, a beaucoup utilisé de pseudonymes... Il affectionnait l'anonymat, son impersonnalité, qui lui permettait de travailler. Il écrit d'ailleurs que se mettre dans la peau d'un autre est le meilleur moyen de se raconter soi-même, ou de créer de la fiction. Mais Marker n'a jamais voulu qu'on parle de lui en tant qu'artiste. Il se considérait comme un artisan-bricoleur, sans volonté de constituer une œuvre. Et encore moins d'acquérir un statut d'auteur.
Par ces différents aspects, il semble aussi l'un des premiers cinéastes à avoir anticipé Internet, sans apparemment éprouver de nostalgie pour une ère plus héroïque du cinéma. Pour peu, on dirait qu'il aurait pu réaliser des films pour téléphones portables...
Tout à fait. C'est lié à son parcours. Marker n'a pas commencé par réaliser des films : il a d'abord été écrivain, photographe... Le cinéma lui est venu ensuite, comme le prolongement d'un travail déjà amorcé. Et il n'a jamais pour autant cessé d'écrire, ou de prendre des photos. C'est cette même curiosité pour les nouvelles formes de technologies qui lui a permis de s'intéresser très tôt à la vidéo, à Internet. Dès les années 1980, il a créé des programmes informatiques de conversation, ou des installations comme 'Zapping Zone'. Plus récemment, il utilisait YouTube [sous le pseudo de Kosinki, NDA] pour poster de petits objets d'actualité, des instantanés qu'il ne considérait pas du tout comme des films. Simplement, Marker n'a pas privilégié le cinéma. Ce n'était pour lui qu'un vecteur parmi d'autres, non exclusif, au même titre que le graphisme, l'activisme... D'une certaine façon, il concevait des essais dans tous les domaines.
Comment définiriez-vous le regard qu'il porte aux autres, en particulier dans ses voyages méditatifs, dont 'Sans soleil' reste certainement le plus célèbre ?
Ce qui paraît frappant dans son travail, c'est qu'il est toujours à la fois proche et distant, comme si chacun était un morceau d'un ensemble plus vaste : celui d'un peuple, d'un pays, d'une société... Il y a une véritable visée universaliste chez Marker. A son propre anonymat répond celui des personnes qu'il filme, photographie ou enregistre. Il ne cherche pas à recueillir l'avis particulier d'un individu, d'une identité propre, mais plutôt à saisir la situation dans laquelle un homme ou une femme se trouve, à un moment donné, pour en tirer une valeur plus générale, plus significativement humaine. De ce fait, on ne sait quasiment rien de ceux qu'il a filmés, ou dont il a enregistré les voix. Mais cette indéfinition, cet anonymat, c'est précisément ce qui permet au spectateur de se reconnaître dans ses films. De s'y projeter intimement et humainement.
>>> 'Planète Marker', jusqu'au 22 décembre au Centre Pompidou.
Le programme complet : ici