A 81 ans, Alain Cavalier est un jeune homme. Curieux, disponible, affable, il ne peut s'empêcher en bon passionné de commencer l'interview en nous demandant d'où vient et combien coûte notre micro... Un réflexe qui en dit long sur un cinéaste qui se dit humble « filmeur » et qui a bien avant tout le monde saisi l'importance de la révolution numérique, puisqu'il tourne à l'aide de petites caméras DV depuis le début des années 1990. De cette manière, Alain Cavalier a acquis une liberté totale, une sorte de marque de fabrique dont on pouvait déjà apercevoir les prémices dans ses films précédents, notamment à partir du 'Plein de super' filmé en 1976 avec quatre jeunes acteurs. Mais le réalisateur a tiré un trait sur le cinéma traditionnel pour se consacrer désormais à des œuvres intimistes, subtil mélange de portrait, de journal intime et d'enquête. Son dernier film, 'Pater', est un retour biaisé à la fiction, dans lequel Alain Cavalier et Vincent Lindon s'amusent à s'auto-déclarer président de la République et premier ministre, sans pour autant essayer de rendre totalement crédible leur plaisanterie. Un exercice génialement infantile, qui prouve encore une fois la fraîcheur d'esprit d'un homme à part dans le cinéma français. A l'occasion de la rétrospective que la Cinémathèque lui consacre du 30 avril au 14 mai 2012, nous avons décidé qu'il était impératif de le rencontrer, afin de percer le mystère de son éternelle singularité.
Vos films ont tous été récemment édités en DVD et une rétrospective vous est consacrée à la Cinémathèque début mai : est-ce que vous en avez profité pour revoir vos films ?
Je suis obligé de les revoir. Mais je ne vois que les défauts techniques, ce qu'il faudrait corriger. Au départ, je ne voulais pas les montrer, pour mille raisons, et puis je me suis dit qu'il fallait avoir le courage de les voir dans la salle, pour la première fois de ma vie. Je suis habitué à voir les films seul ou avec le monteur, mais pas en public, parce que j'ai l'impression que ça va me démolir si quelqu'un bouge ou s'impatiente. Il y a quand même un avantage, c'est qu'en voyant tous mes films concentrés sur douze jours, je vais pouvoir prendre du recul, trouver ce que je n'ai pas encore fait, ou bien ce que j'ai essayé de faire et que je n'ai pas totalement réussi.
J'allais vous en parler : pourriez-vous être inspiré par l'un de vos films précédents et décider de le tourner à nouveau, maintenant que vous bénéficiez d'une immense liberté ?
Complètement. Avec ma nouvelle méthode de tournage et cette caméra DV, je pourrai essayer de retravailler d'anciens sujets. Je ne peux pas convoquer 10 000 figurants pour faire la guerre des Gaules, mais je peux faire des tas de choses. A condition de les faire seul, c'est l'unique élément qui importe, pour que le rapport avec la personne que je filme soit le plus équitable possible. Quand j'ai tourné 'L'Insoumis' avec Alain Delon en 1964, son salaire était huit fois supérieur au mien. Je n'ai jamais vu le chèque, c'est ce qu'on m'a dit, c'était peut-être beaucoup plus. Quand un acteur est charismatique, qu'il est très célèbre, que le film se fait grâce à lui et qu'il touche beaucoup plus d'argent que le réalisateur, à l'arrivée c'est lui qui contrôle le film ! C'est pour ça que j'ai voulu arrêter de tourner avec des stars. Et puis les gens ne voient plus que l'acteur sur l'écran. Du coup, j'ai fait trois films où j'étais payé la même somme que les comédiens, trois films communistes en fait, notamment 'Le Plein de super' et 'Martin et Léa'. Sur 'Pater', Vincent Lindon a accepté de baisser son salaire pour participer.
Finalement, la façon dont vous avez filmé 'Le Plein de super' ressemblait déjà beaucoup à celle que vous employez aujourd'hui, non ? Vous étiez peu nombreux sur le tournage et l'histoire a été écrite par les acteurs et vous-mêmes.
On était dix quand même ! Et il y avait un script qu'on avait écrit ensemble, alors qu'aujourd'hui je n'en fais même plus. Il restait des traces de l'ancienne manière de filmer, qui me plaisait aussi beaucoup. On avait travaillé ensemble sur le projet, eux racontaient des choses qui les concernaient, qu'ils avaient en partie vécues, avec leur langage. Les quatre acteurs, Etienne Chicot, Xavier Saint-Macary, Patrick Bouchitey et Bernard Crombey, étaient des vrais copains du cours Simon, des types d'une jeunesse et d'une fougue hallucinantes ! On est partis ensemble de Lille jusqu'à la Méditerranée dans une grande Chevrolet. En dehors des heures de tournage, ils faisaient les quatre-cents coups et j'aurais adoré les filmer en permanence, mais je ne pouvais pas. C'était déjà un immense progrès par rapport aux autres films, où il y avait d'abord un livre, puis l'acteur devait s'adapter au livre et vous-même vous deviez vous adapter aux acteurs. Ça manquait d'âme, et c'était cher... Or, je ne voulais pas aliéner ma liberté de cinéaste à cause du budget de mes films. Quand on est jeune, ce n'est pas encore très grave, on fait preuve d'une résistance formidable, on a de l'énergie, on a l'âge des techniciens et des comédiens avec lesquels on travaille. Mais je ne me voyais pas jusqu'à la fin de ma vie mettre en valeur de jeunes acteurs connus qui m'assuraient tranquillement un bon budget pour le film et de sérieuses rémunérations personnelles. J'ai continué comme ça jusqu'à 'La Chamade' avec Catherine Deneuve en 1968. Dans ce genre de cinéma, on met en valeur des corps parfaits, des visages très beaux. Le spectateur entre dans un rapport érotique avec le film à travers l'acteur ou l'actrice. Catherine Deneuve arrivait à 9h du matin, elle se préparait jusqu'à midi, ensuite elle était prête à tourner. Et moi je la voyais arriver comme une déesse et je me disais « qu'est-ce que je fais là ? ». Du coup, ç'a été comme une transition pour moi vers autre chose. C'est intéressant, mais ce n'était pas fait pour moi, ce type de cinéma. Et puis c'est un peu absurde comme situation : très vite, on devient plus vieux que ses acteurs, déjà pour le 'Plein de super', j'avais quinze ans de plus qu'eux ! Je ne me voyais pas vieillir et filmer une actrice beaucoup plus jeune que moi.
A partir de quand vous avez fonctionné sans tout ça ?
Quand j'ai pu être totalement libre de filmer, grâce à la caméra numérique DV. J'avais quand même un producteur qui était aussi un protecteur, car il faut de l'argent pour vivre et pour faire une copie 35 mm de la bande. Mais je me disais que tout était possible ! Du coup, je lui faisais un texte de présentation du film de deux pages pour qu'il aille voir une chaîne de télévision avec. En fonctionnant comme ça, j'ai aussi assassiné la littérature. Il faut savoir que j'ai été formé par les livres, pas par les films, contrairement à vous.
Cela dit, notre génération a sans doute été plus marquée par la télévision que par le cinéma.
Absolument, et par les séries également. D'ailleurs, je suis un fanatique de séries, ce sont des scénaristes hors pair, des raconteurs d'histoires magiques. Sur vingt ans, ils développent des personnages et des intrigues incroyables. Si vous prenez la série 'New York District', les derniers épisodes sont somptueux, ils dépassent la majorité des films en intelligence de récit, et de loin.
A ce propos, quand vous avez réalisé 'Le Filmeur', qui est un journal intime étalé sur dix ans, vous auriez pu le sortir à la manière d'une série, à la télé ou sur Internet. Pourquoi ne pas l'avoir fait ?
Oui, j'y ai pensé. J'ai envisagé de diffuser dix minutes ou un quart d'heure d'images par semaine sur une chaîne de télé. Mais ça aurait tourné à l'obligation, ç'aurait été moins spontané. Je connais des gens qui ont des rendez-vous réguliers pour fournir de la musique, des vidéos ou des articles, hé bien ils deviennent complètement obsessionnels. Moi, je veux la liberté intégrale. Dans le système de la série, on est obligé au bout d'un certain temps de se répéter pour tenir la cadence, on sait ce qui plaît plus ou moins et on en joue... en somme on devient un peu prisonnier de la série. Quand je filme, la seule règle, c'est qu'il y ait un petit récit qui commence. Dans la vie, on sent toute de suite s'il se passe quelque chose. D'une certaine manière, je fais de la déformation professionnelle : je suis filmeur alors quand je me lève, je filme... Là par exemple, je vous filme dans ma tête, je peux faire le contrechamp, etc. Et puis à un moment, l'œil reçoit un électrochoc et j'ai envie de filmer parce que c'est intéressant, c'est filmable. Rarement une journée se passe sans que je tourne au moins un ou deux plans. Le pire, c'est que la nuit on fait tous des rêves merveilleux, c'est une concurrence déloyale.
Vous filmez tous les jours, mais à chaque fois vous filmez ce qui vous entoure à partir du même point de vue, le spectateur ne voit jamais le contrechamp. Dans 'Pater', c'est la première fois qu'on voit ce contrechamp à l'écran, c'est-à-dire vous.
Tout ça se passe sur des années : à force de filmer les gens, je lisais dans leur regard « mon petit bonhomme, si tu étais à ma place et moi à la tienne... ». Alors je me suis dit qu'il allait falloir que je rembourse ma dette, par souci d'équilibre. Je ne trouvais pas l'occasion et un jour un spectateur m'a éclairé. Je lui disais que dans mes films, il n'y a pas la tyrannie du visage du cinéaste, ce à quoi il a répondu : « Qu'est-ce que vous racontez, la voix-off c'est beaucoup plus prenant et fort qu'un visage ! » Il avait raison. Et quand j'ai rencontré Vincent Lindon, on a imaginé toute l'histoire de 'Pater', mais je me voyais en off. Petit à petit, Vincent m'a filmé et je suis entré dans le champ. Pourtant, mon nom n'apparaissait pas au générique, c'est lui qui a exigé que je sois crédité comme acteur. Finalement c'est assez prétentieux, non seulement je me mets devant la caméra, mais à mon âge et en président de la République ! En réalité, nous faisons tout ça avec beaucoup de distance et d'humour.
Avec 'Pater', vous revenez aussi à la fiction, ça ne vous était pas arrivé depuis longtemps, pourquoi ?
Oui, il faut bien finir par y revenir un peu. Cela dit, nous n'étions pas en train de « jouer » au Président et au Premier ministre, nous étions nous-mêmes, Vincent Lindon et Alain Cavalier, qui décidons d'être Président et Premier ministre. On gardait nos personnalités. Ensuite, il suffit d'une cravate pour se donner un peu l'illusion que c'est vrai, comme un enfant qui prend un pistolet en bois pour devenir un cowboy, pas besoin d'autre chose. Il fallait garder cette dimension réaliste pour que je puisse tourner, je n'arrive pas à filmer quelque chose si ça n'est pas arrivé ou si c'est faux. Les gens qui meurent dans les films, je n'y crois plus. La fiction, après toutes ces années de films et d'images les plus variées et improbables, a aujourd'hui un problème de crédibilité. C'est pour cette raison sans doute que je n'arrive pas à me passer de la chronologie. Dans la vie, les choses arrivent dans l'ordre, donc je reproduis ça au cinéma, je tourne et je monte le film dans l'ordre. Mais un jour, j'aimerais bien essayer de tout faire dans le désordre, juste une fois pour voir.
En effet, votre cinéma est très réaliste, par exemple vous n'utilisez presque jamais de musique...
C'est vrai que je n'aime pas trop bricoler le son de mes films. Avec 'Le Plein de super', ma plus grande fierté, c'est d'avoir empêché les acteurs de m'imposer leur musique. Ils étaient très jeunes et nous étions dans les années soixante-dix, alors ils voulaient absolument une bande originale avec du rock, mais j'ai tenu bon ! Il y a simplement un air de guitare qui intervient au générique, il a été composé et joué par Etienne Chicot, un des comédiens. C'est pour ça que j'apprécie que le son et l'image soient couplés en direct sur les caméras numériques, je détestais faire de la post-synchronisation sur mes anciens films, le procédé me paraissait absurde. Dans les années 1990, j'ai dérogé une fois à ma règle en tournant un long plan-séquence d'une exposition de Christian Boltanski dont j'ai confié les bandes à un ami musicien. Il a rajouté des bruitages et des illustrations sonores, qui donnent un relief très intéressant aux images.
L'aspect simple et presque amateur de 'Pater' donne au spectateur l'envie de filmer, de prendre sa caméra et de vous imiter. C'est la grande force du film, mais d'un autre côté, certains spectateurs seront peut-être tentés de lui refuser la qualité d'œuvre d'art, puisqu'il semble facile à réaliser techniquement et financièrement. Est-ce que vos méthodes de tournage changent le rapport du cinéma à l'art ?
Je ne sais pas si mes films poussent les gens à réaliser eux-mêmes des films. J'aimerais surtout que les gens changent leur regard sur ce qui les entoure. Par déformation professionnelle, quand je rentre dans une pièce, en dix secondes j'ai tout mémorisé, alors que la plupart des gens ne se souviennent de rien une fois qu'ils sont sortis de la pièce. Quels sont les objets qu'on y trouve ? Comment est disposée la pièce, quelles sont les couleurs, etc. ? Ils ne se souviennent de rien. Du coup, avec mes films je voudrais les encourager à regarder différemment des choses, des événements a priori banals de la vie quotidienne. Après je ne sais pas s'ils vont se lancer dans la réalisation d'un film, je ne le saurai jamais. En revanche, je reçois beaucoup de DVD, de cassettes, de la part de gens qui font des petits films personnels, autobiographiques, très beaux. Ils inventent des nouvelles manières de narrer, des nouveaux plans, des moments incroyables, j'en conserve des cartons entiers. Peut-être qu'un jour il faudra que je leur rende hommage, je ne sais pas encore comment.
Vous avez dit plusieurs fois que le numérique avait changé l'économie du cinéma. Comment se fait-il que le circuit de distribution et de diffusion des films reste quant à lui aussi traditionnel ?
C'est vrai que la fabrication des films est devenue beaucoup plus simple, beaucoup moins chère, alors que la diffusion est toujours la même. Il y a eu grosso modo cinq générations de cinéastes depuis le début du cinéma, celle des frères Lumières, celle de Jean Renoir, la mienne – celle de la Nouvelle Vague – et après moi il y en a eu deux autres. Or, depuis vingt ans, il existe une invention formidable, cette caméra DV, qui révolutionne la fabrication d'un film, mais la nouvelle génération n'a pas su inventer de façon moderne de distribuer ou de montrer les films, une alternative à la projection dans les salles de cinéma habituelles. Il faut garder l'idée de cérémoniel, de public qui se rassemble pour voir un film, parce que dans certaines petites villes c'est le dernier endroit public où les gens peuvent se rencontrer, tout en ayant à l'esprit que certains cinéastes ne pourront jamais survivre s'ils s'obstinent à vouloir passer par le circuit officiel. On peut imaginer diffuser les films sur Internet, dans des lieux différents et nouveaux, qui leur permettront d'exister. Les Américains vendent leurs films pour le monde entier, et ils font ça très bien, nous ne pouvons pas lutter contre ça, nous demandons juste à ce que des cinémas différents puissent continuer à vivre.
En 2009, à la sortie de 'Irène', qui évoque le souvenir de votre ancienne compagne Irène Tunc décédée en 1972, vous avez déclaré que si vous aviez eu cette caméra DV à l'époque, vous auriez pu filmer Irène tous les jours et conserver son souvenir. Pourtant, vous rédigiez un journal quotidien à l'époque, dans lequel vous parliez énormément d'elle. Qu'est-ce que l'image vous aurait apporté en plus ?
L'image change tout, parce qu'il me faudrait des pages et des pages pour décrire des choses très simples, comme le pli de mon pantalon ce jour-là, les couleurs, l'atmosphère, et mille autres détails qui sont tout de suite là, présents à l'image. Je filme tous les jours depuis quinze ans, ça veut dire que je peux prendre une de mes cassettes et regarder comment j'étais en 1996, c'est incroyable. Attention, je continue tout de même à écrire et j'ai toujours tenu un journal. D'ailleurs, sur moi, j'ai ma caméra DV d'une main et un stylo et un carnet dans une poche. Parce que dans la vie, tout n'est pas filmable, naturellement.
Est-ce que l'économie de moyens apaise les tensions ou bien vous arrive-t-il encore d'avoir des tournages difficiles ?
Bien sûr que ça apaise les tensions ! Quand on travaille dans les conditions qui sont les miennes, il n'y a pas de tensions, contrairement aux petites productions indépendantes traditionnelles, où le manque d'argent devient vite un motif de conflits. Si quelqu'un s'énerve, ça me fait rire. Le fait de travailler tout seul, avec des moyens limités, ça permet d'arrêter le film à n'importe quel moment s'il y a un problème. Je peux appeler mon producteur et lui dire qu'on met l'argent prévu dans le budget sur un nouveau film, différent. Je suis totalement libre.
(Remerciements à Elodie Dufour de la Cinémathèque et à Alain Cavalier pour sa gentillesse.)