Inspiré d'un fait divers mystico-sordide de 2005 (relaté par la journaliste Tatiana Niculescu Bran), 'Au-delà des collines' est le troisième long métrage du cinéaste roumain Cristian Mungiu. Âpre, souvent bressonien, ce film est une expérience du temps, de sa dilatation, pour lequel nous avons rencontré le réalisateur, et l'une de ses deux actrices principales, l'un comme l'autre primés (scénario et interprétation féminine) au dernier Festival de Cannes.
Lire notre critique du film 'Au-delà des collines'.
Time Out Paris : A quel moment vous est venue l'idée de ce film : au moment du fait divers, ou plus tard ?
Cristian Mungiu : Le fait divers à eu un très fort impact en Roumanie. J'ai découvert l'histoire dans les journaux en 2005. Tous parlaient d'un prêtre qui aurait crucifié une jeune femme dans un monastère, pour l'exorciser ; mais en fait, ce n'était pas du tout clair. Au bout de quelques jours, l'histoire s'est retrouvée dans la presse internationale, toujours avec très peu de détails. Plus tard, ce qui m'a intéressé, dans les romans non fictionnels de cette journaliste, c'était qu'elle avait réuni tous les détails de l'affaire, après avoir passé deux ans et demi à enquêter ce qui s'était joué dans les trois ou quatre dernières semaines de cet incident. Mon film s'est inspiré de ces livres. Mais ceux-ci constituent déjà une version inévitablement subjective des évènements. Je me suis donc senti libre de « fictionnaliser », moi-même, considérant que tout cela ne devait être qu'un point de départ pour aborder des thèmes plus profonds, plus généraux.
Comment cela s'est-il traduit, concrètement ?
Il y a beaucoup de différences entre le fait divers et le film. Par exemple, la relation entre les deux jeunes femmes est inventée. De même, le prêtre est très différent. Dans le film, il se confronte à des questions existentielles, parle de valeurs, de spiritualité. Cela pousse les spectateurs à aborder des questions très personnelles, par exemple la religion, l'église, l'opposition entre le social, la culpabilité ou l'empathie envers autrui... Or, tout cela n'existait pas - ou en tout cas pas de cette manière - dans le fait divers.
Comment s'est déroulé le travail avec les acteurs ?
On ne trouve jamais deux comédiens qui travaillent de la même manière. Chacun a sa façon personnelle d'appréhender les choses. Certains ont besoin de beaucoup d'informations sur leurs personnages, d'autres ont simplement besoin de comprendre les mouvements d'une scène. C'est à cela que servent les trois ou quatre semaines de répétition, pour voir si nous avons la même façon d'envisager la situation.
Comment avez-vous envisagé le personnage d'Alina ?
Cristina Flutur : Je savais dès le début que ce ne serait pas facile. J'ai eu beaucoup de doutes et ne savais pas si je serais capable de l'interpréter, émotionnellement et physiquement. Pour moi, c'était surtout une question de connexion avec elle, son histoire, son univers.
Vous avez tourné le film chronologiquement. Cela vous a-t-il aidé à interpréter l'évolution du personnage ?
Oui, c'était une bonne idée. Il y avait vraiment une montée graduelle de la tension.
CM : Cela permettait de se concentrer sur ce que le personnage ressent au fil de l'histoire. De rendre sa violence. C'est très compliqué d'encourager les acteurs à expérimenter une telle charge d'intensité dans leur travail. Un peu comme la frontière entre fiction et documentaire au cinéma, c'est souvent indistinct, mêlé : pour un comédien, la violence psychologique de son personnage peut même complètement le contaminer. Avec certaines scènes très violentes et agressives, la frontière devenait mince. C'était difficile pour tout le monde. Les conditions de tournage, le froid, le fait qu'il fallait enregistrer de plans très longs, pendant plusieurs jours. A tous les niveaux, tout cela fut très fatiguant.
En combien de temps avez-vous tourné le film ?
Un peu plus de cinquante jours, ce qui fait beaucoup. Pour certaines séquences, nous avions jusqu'à vingt, trente, quarante prises différentes. Certaines scènes étaient très difficiles à chorégraphier. Celle de l'hôpital, par exemple, a nécessité deux jours et quarante prises. Le plan-séquence commence dans un couloir, puis la caméra se recule, pendant que les personnages se mettent à courir dans tous les sens, pour arriver sur un autre espace, avec une autre lumière, d'autres personnages... Nous avons dû trouver une manière particulière de tourner cela, en calant la caméra sur une chaise roulante. Enfin, l'énergie que chacun devait déployer sur cette scène, répétée plusieurs dizaines de fois, avec des mouvements complexes à respecter, c'était très intense.
Dans le film, on ne parvient jamais à trancher, à savoir si Alina est véritablement possédée. On perçoit comme une présence de surnaturel, mais essentiellement psychologique.
C'est cet état d'indécision que je voulais communiquer à travers ce film. On ne sait jamais quelle est la réalité profonde des choses et des êtres.
CF : On ne peut qu'imaginer ce qui se passe en elle ; moi-même, je n'ai aucune certitude.
CM : Il fallait que le film trouve cet équilibre, pour que l'interprétation finale soit réservée à chacun, selon ses propres convictions, religieuses ou non. Je crois qu'il faut toujours laisser au spectateur la liberté de son interprétation face à un film. Par exemple, pour le personnage du prêtre, l'important était qu'on comprenne qu'il fait la différence entre l'apparence des choses et leurs causes. Dans le film, il cherche à comprendre, avec ses schémas de pensée, la cause du mal d'Alina. Et c'est finalement beaucoup plus compliqué que le simple diagnostic d'une maladie mentale, ou qu'un exorcisme de film d'horreur.
Il n'y a aucun jugement, mais y a-t-il des symboles dans le film, comme le fait que les deux filles soient orphelines ?
Non, je n'aime pas ce genre de vision précise des choses. Je ne pense absolument pas qu'un film puisse s'exprimer avec des mots, se réduire à une interprétation fixe, stable. Lorsqu'on le réalise, il y a toujours une part d'imprévu, d'inconscient, qui va peut-être inspirer certaines réflexions du spectateur, mais qui n'aura pas été élaborée volontairement. Par exemple, le dernier plan, sur des enfants qui passent, peut avoir différentes significations selon le regard qu'on y porte. C'est impossible à exprimer précisément, avec des mots.
On sent dans le film un important travail sur la temporalité, l'atmosphère. Tout cela était-il défini dès l'origine ?
Je suis parti de l'idée de réaliser le film en plans-séquences, ce qui influence beaucoup l'écriture d'un film. Cela engendre une manière très particulière de tourner. Avant même de savoir où se déroulerait le tournage, je savais déjà comment je voulais que la caméra bouge. Et je savais aussi que je ne pourrais pas m'attacher à des détails. Je voulais cette temporalité particulière, instaurée par l'utilisation du plan-séquence, par l'absence de montage. Mais c'est vraiment très difficile à mettre en place. Pour les personnages du film, cloîtrés dans ce monastère, les jours se ressemblent : ce qui implique une durée longue, une dilatation du temps. Dans ce contexte, très cyclique, je me suis servi de la tombée de la neige, pour rompre cette sensation de répétition et signifier une ellipse. Mais sans vouloir préciser la durée qui s'écoule... Vous savez, faire ressentir le temps, au cinéma, est une des choses les plus compliquées à faire.
Comment les deux comédiennes principales ont-elles travaillé ensemble ? En parallèle ?
CF : Nous ne parlions pas de nos personnages, chacune ayant travaillé de façon individuelle. Mais il y avait une bonne connexion, nous nous sentions en osmose.
CM : Cosmina avait une manière très particulière de travailler avec moi. Elle avait toujours un carnet.
CF : Un carnet ?
CM : Oui, elle prenait des notes pendant que nous répétions. Je n'ai jamais su ce qu'il y avait dedans, mais lors du tournage, elle consultait souvent ces notes. Nous n'en avions pas parlé, mais elle avait compris qu'il était très important que son personnage évolue au fil des scènes, qu'il ne soit pas statique.
CF : Moi aussi, j'ai parfois utilisé un carnet de notes. Je pense que pour un acteur, il faut laisser couler les choses, recevoir les sensations sans chercher à les maîtriser ou les comprendre, rester ouvert. C'est un pont vers l'inconnu, et chaque interprétation est une aventure émotionnelle. Personnellement, j'apprends beaucoup de cela. A la fois en tant qu'actrice et en tant qu'être humain.
CM : Dans sa propre vie, chacun prend des décisions qu'il ne choisit pas vraiment. Lors des répétitions, nous avions évoqué la biographie des personnages, leurs croyances, leurs doutes. Mais tout cela ne s'est vraiment décidé que lors du tournage, à travers les sentiments que les actrices développaient à l'égard de leurs personnages. C'est une histoire compliquée, avec une montée en intensité vers la violence physique.
Le fait de tourner l'histoire en suivant sa chronologie a-t-il simplifié le montage du film ?
Nous avons commencé à tourner très tard, par rapport à ce qui était prévu. J'ai donc décidé d'emmener avec moi le monteur, pour construire le film au jour le jour, en montant le soir-même les scènes tournées dans la journée. Cela m'a beaucoup aidé à comprendre ce que je devais faire pour aboutir à un ensemble cohérent, tout en restant dans les temps pour pouvoir présenter le film au Festival de Cannes. Vous savez, le montage d'un film a toujours besoin de temps, pour comprendre ce qu'on est en train de faire, savoir si le rythme est bon ou pas. Par exemple, j'ai renoncé à de nombreuses scènes du script original, que j'avais tournées mais qui ne se sont pas révélées essentielles.
CF : J'aimerais préciser que nous évitions de parler des personnages, du sujet du film, et que nous tenions plutôt à ressentir ensemble si ce que nous faisions allait dans la bonne direction. C'est une sorte de communication intuitive entre les membres de l'équipe, à différents niveaux.
CM : Je ne crois pas aux explications, il s'agit beaucoup plus d'une question d'énergie. Il faut être capable de générer cette énergie, cette adrénaline chez les acteurs.
Avec d'autres cinéastes de votre pays, comme Cristi Puiu ou Corneliu Porumboiu, on a dit que vous représentiez une « Nouvelle Vague roumaine ». Pourtant, vous avez dû faire appel à des financements européens, notamment aux frères Dardenne, pour produire ce film.
CM : Le problème, c'est qu'en Roumanie, il n'y a plus de public pour ce genre de cinéma. Il y avait 800 salles de cinéma indépendant en 1999 ; il n'en reste désormais qu'une vingtaine. Bien sûr, beaucoup de multiplexes se sont développés, mais ils ne diffusent que certains genres de films commerciaux. Le public que nous avions pour les films d'art et d'essai a disparu, et on doit désormais projeter nos films devant des publics qui n'attendent du cinéma qu'un simple divertissement, qui ont été formés par les standards de la télévision. Or, 'Au-delà des collines' n'a absolument pas pour projet de divertir le spectateur ; c'est pour cette raison que la réception du film en festivals est si importante pour nous. C'est la seule chose qui puisse permettre au film d'exister réellement. Et même lorsqu'il reçoit des prix, la situation n'est jamais facile pour le cinéma d'art et d'essai...