Aki Kaurismäki est connu pour ses longs métrages teintés de cynisme et d'alcool. A Londres, Wally Hammond se confronte à ces deux traits de caractère, et aux goûts du réalisateur finlandais pour la France, décor de son dernier film, 'Le Havre'.
Interviewer Aki Kaurismäki, c'est un peu comme patiner sur un lac finlandais en plein dégel - dangereux et imprévisible. Fidèle à son habitude, le maussade gaillard d'Helsinki (et contre toute attente enfant chéri du cinéma d'art et d'essai) dénigre son dernier film, 'Le Havre', qu'il qualifie de "banal produit hollywoodien"... Bien entendu, le film en est loin. Rafraîchissant et d'une tendresse infinie, 'Le Havre' est un touchant récit contemporain sur la vie d'un vieil et digne cireur de chaussures, prenant sous son aile un jeune immigré clandestin. Et quelle surprise: le film est entièrement tourné dans le port du nord de la France dont il tire son nom.
"J'ai choisi Le Havre pour son incroyable atmosphère", me hurle Kaurismäki à l'oreille, à travers un vent qui fait trembler le toit du Soho House Club. "J'ai écumé les routes de la Méditerranée et de l'Atlantique, à la recherche d'un cadre pour cette histoire. Et aucune ville ne m'a satisfaite, hormis Le Havre". C'est l'heure du déjeuner, et le réalisateur de 55 ans est installé en extérieur, sans manteau, pour pouvoir fumer en buvant du vin.
Au fil des ans, le style minimaliste mais impressionnant d'Aki Kaurismäki a parfaitement su dépeindre les paysages mornes d'une Helsinki post-industrielle. Ses histoires racontent les hauts et les bas de gens ordinaires, avec un inimitable mélange d'humour noir, d'ironie caustique et de pertinence visuelle. Mais ce n'est pas la première fois, avec 'Le Havre', qu'il change de décor. En 1989, il s'était fait le témoin d'un groupe de rockers voyageant de la Russie jusqu'au Mexique dans 'Leningrad Cowboys Go America'. Et en 1990, dans 'J'ai engagé un tueur', il décidait de lâcher un Jean-Pierre Léaud féroce à travers les rues de Londres. Mais avec 'Le Havre' - son premier film en français -, il semble désormais adopter une tournure plus nostalgique.
"Les trois parrains de ce dernier film sont Jacques Becker, Jean-Pierre Melville et Marcel Carné" me dit-il, en référence aux trois réalisateurs français qu'il vénère le plus. D'ailleurs, allusions et références à chacun des trois sont entrelacées tout au long de ce violent conte de fée. Par exemple dans cette scène où Léaud ("le Traître"), aperçu en train de donner des informations sur le personnage principal Marcel (André Wilms) et son protégé gabonais Idrissa (Blondin Miguel), est éclairé de derrière, dans des tons de noir qui ne sont pas sans rappeler le réalisme poétique français des années 30-40.
"C'est une citation du 'Corbeau', tourné pendant la guerre par Henri-Georges Clouzot, interrompt nonchalamment Kaurismäki - "J'ajoute toutes ces choses pour les cinéphiles. Ce n'est pas nécessaire de les remarquer, mais si vous les remarquez, et bien... De toute manière, c'était improvisé. Je ne cite jamais aucun film délibérément. C'est juste que je suis influencé par les choses que j'ai vues, lues ou faites. Rien de plus". Toutefois, l'utilisation par Kaurismäki de références et citations - par exemple, la drôlatique et pourtant inquiétante scène de gangsters tout droit sortis d'un Melville - sert à tempérer, enrichir, approfondir et ajouter de l'émotion à la limpidité de l'histoire. Par exemple, l'atmosphère du bar démodé 'Le Moderne', où Marcel profite de la sagesse laconique de la matrone, montre à l'évidence un travail de passionné.
Nous étant mis d'accord pour ne pas parler de politique - "C'est tellement ennuyeux", lâche-t-il, "et par là, je veux dire que c'est tellement degoûtant", il rejette mon opinion selon laquelle 'Le Havre', avec son récit intemporel d'une communauté défendant un opprimé, serait sa parabole sociale et politique la plus explicite. De même, quand je mentionne le passage où le sympathique Inspecteur Monet, joué par Jean-Pierre Darroussin, laisse échapper son émotion, Kaurismäki ne bronche pas. "C'était son improvisation", dit-il. "Ca n'a rien à voir avec moi".
"Mon style ne change pas", insiste-t-il. "J'ai écrit mon premier scénario en 1979, ça fait 33 ans de cela. Il s'intitulait "Les Menteurs"... Depuis le début, je suis producteur, réalisateur, scénariste, parfois acteur, monteur et, dans pas mal de cas, décorateur. Alors tout se mélange et je ne vois aucune différence. Sauf qu'en tant que réalisateur, j'ai l'impression de pouvoir économiser de l'argent. Rien n'a changé. Déjà quand j'avais 20 ans, j'étais trop vieux pour changer. Ce n'est même plus la peine d'y penser, maintenant. J'ai tendance à être nostagique. Mais pourquoi vouloir changer quand on s'est déjà perdu ?" Qu'en est-il donc du futur ? "Je dirai qu'avec l'âge, j'admire de plus en plus Chaplin - la façon dont son travail immense sur la narration, la caméra et le son savent rester discrets. C'est-à-dire: je veux que le public suive le récit. Je ne veux pas de mouvements de caméra qui viendraient gâcher leur expérience. C'est pour ça que je simplifie de plus en plus ma narration".
'Le Havre a récolté des prix, conquis plus de 120 000 spectateurs rien que dans son pays d'origine, et il semble bien parti pour connaître un succès croissant avec le temps. Comme une bonne bouteille, en somme. Mais serait-ce bien le premier volet d'une trilogie, comme Kaurismaki l'avait laissé entendre? Son regard tombe tristement sur ses chaussures. "Et bien, ce film pourrait être mon dernier, ou mon avant-dernier. Vous saviez que j'avais fait un film avec deux fins heureuses?" demande-t-il (en référence aux propos d'un journaliste sur son film 'L'Homme sans passé'). "Alors, pourquoi ne pourrais-je pas faire une trilogie avec seulement deux parties, au lieu de trois ?" Sur ces mots, il ramasse ses cigarettes, son briquet défaillant et sa bouteille de vin congelée, et, riant de lui-même, s'en retourne bien au chaud...
(traduit de l'Anglais par Barbara Chossis)