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Un entretien réalisé par Hannah Benayoun et Louise Pierga.
Faut-il encore présenter Allan Stewart Königsberg ? Ah, ça ne vous dit rien ? Si on vous dit qu'il a réalisé 'Annie Hall', 'Manhattan', 'La Rose pourpre du Caire', 'Match Point'... Oui, l'homme est plus connu sous le nom de Woody Allen. Ses lunettes à triple foyer, sa chevelure rebelle, ses chemises à carreaux, ses pantalons en velours à cannelures remontés jusqu'à la taille font de lui davantage qu'un cinéaste, un véritable personnage de fiction. Les mains fourrées dans les poches, il ne les sort que pour se gratter le front réfléchissant à son existence futile et angoissante. Woody Allen a longtemps incarné l'archétype de l'intellectuel new-yorkais, en proie aux torpeurs de la vie, maladroit lorsqu'il s'agit d'aborder les femmes.
Dans ses films, il met ses acteurs en analyse, explore les tréfonds de l'âme jusqu'à plus soif, farfouille dans les mystères de la sexualité des hommes et les douleurs de l'amour. Né en 1935, Woody Allen aura 80 ans cette année. Sa longue carrière de réalisateur lui a apporté le respect de ses pairs mais, face au mythe, la réalité est parfois plus amère. Les aléas de sa vie privée l'ont ainsi mêlé à quelques scandales, notamment son mariage avec la fille qu'il a adoptée avec Mia Farrow et les accusations d'attouchements sexuels sur une autre fille adoptive, Dylan Farrow. Plus les rides de Woody Allen se creusent, et plus le mystère croît. A tel point que Judith Perrignon, journaliste, romancière et collaboratrice pour le magazine M a décidé de consacrer près de dix heures d'émission (5x2 heures) sur le réalisateur. Elle a déjà donné de la voix sur France Culture l'été dernier avec La Grande Traversée sur Frank Sinatra. En juillet, elle a livré un travail considérable sur le mythe Allen, une gageure rigoureuse et passionnée à réécouter sans modération.
Entretien avec Judith Perrignon pour en savoir plus sur un artiste qui se cache d'autant plus qu'il semble se livrer dans ses films.
Comment en êtes-vous arrivée à travailler sur Woody Allen?
L'an dernier, France Culture m'avait déjà proposé la Grande Traversée sur Frank Sinatra. Je viens de la presse écrite, je ne connaissais pas grand-chose à Sinatra, et encore moins à la radio. A l'arrivée, c'était un vrai bonheur d'avoir réalisé cette émission. Un grand travail d'équipe, une recherche sur les sons, les archives... Ce média reste magique car on demeure dans l’évocation. L'émission a été un joli succès, du coup Sandrine Treiner (de France Culture, ndlr) m'a rappelée et m'a proposé de m’attaquer à Woody Allen. Elle sait que je me suis toujours intéressée aux États-Unis et à ses mythes, c’est donc naturellement que j'ai accepté. J'aimais le cinéma de Woody Allen mais je n'avais jamais creusé la question. Comme l'année précédente, je partais de loin. Je me suis d'abord plongée dans les bios. Les Anglo-Saxons ont une vraie tradition de la biographie, certaines s'avèrent être de vraies mines si on veut travailler dans le détail. Puis on s’est dit : il est vivant, on aura une longue interview.
Mais vous n'avez pas obtenu cet entretien...
Effectivement. On s'est lancés dans une longue démarche, on a envoyé une lettre, puis des mails. Nous étions suspendus à sa décision, mais il a finalement décliné. J'ai été un peu déçue, mais pas longtemps, car je continuais de compulser ses biographies et le personnage s'éclairait pour moi. Je commençais à deviner quel genre de lascar il était : un type qui n'aime pas parler, ni sortir de ses habitudes et du cercle qui est le sien. L'interview, il n'aime pas ça, il en fait pour les promos, parce qu'il n'a pas le choix. L'idée, alors, c'était de lui tourner autour. Au final, ça nous a donné plus de liberté.
Quel est l’engagement ultime quand on travaille sur un mythe comme Woody Allen ?
L'homme est toujours plus intéressant que le mythe. Il s'agit de le raconter. On fouille l'enfance, les étapes vers le succès, la façon de travailler sur un plateau, c'est très enrichissant. On réfléchit aux époques qu'il a traversées, aux rencontres, aux influences. Si on rabâche les légendes, en assénant qu'elles sont incontournables, on les dessèche et on les éloigne des générations qui suivent. Raconter la complexité d'un homme, ce n'est pas le diminuer. Quand je regardais les films de Woody tout en étudiant sa vie, je comprenais pourquoi telle scène à tel moment. Le film 'Radio Days', par exemple, que j'aimais déjà beaucoup, je l'ai trouvé encore plus magique, parce que je comprenais exactement d'où il venait.
Son personnage est complexe, mais vous a-t-il paru drôle dans la vie ?
Non. Quand j'imaginais que l'on pourrait avoir l'interview, je me disais : « On va lui donner rendez-vous dans un restaurant, comme dans ses films. On pourrait faire quelques pas ensemble dans une rue de New York et il me fera rire. » Cela ne s’est pas passé, bien sûr. Woody n'est pas Allen. On le confond avec le personnage de ses films. Quand Allan Königsberg a cherché le succès par le rire, il est devenu Woody Allen. Il avait 17 ans. Woody Allen est donc au départ une construction. Voire une reconstruction. Il a souvent dit qu'il aurait pu mal tourner s'il n'avait pas pris la voie de la comédie. Il n'a pas eu une enfance facile. Il y avait dans sa famille comme un paradis perdu. Le grand-père avait fait fortune, possédé des cinémas, il a été ruiné avec la crise de 1929. L'environnement d'Allen pendant son enfance ne parle que d'insécurité. Le jeune homme a déclenché un processus, un monde à lui, et ses scénarios d'aujourd'hui sont faits de ces passions et de ces obsessions de l'enfance. Voilà pourquoi il est plus complexe, et beaucoup moins drôle que dans ses films.
Un parfum de scandale entoure la personnalité de Woody Allen. Ses paternités, ses épouses... Était-ce nécessaire d'en parler ?
Absolument. Il fallait évoquer sa rupture avec Mia Farrow, son mariage avec Soon Yi, son fils qui n'est peut être pas le sien, mais celui de Frank Sinatra. D'autant que cela a affecté son travail. A la fin des années 1990, on sent bien que son cinéma s'essouffle. Quelque chose s'est cassé. Richard Brody, critique du New Yorker, explique bien que sa connexion à la ville de New York s'est abîmée. Ce personnage familier n'était pas tel qu'on le croyait. Le doute s'est installé. Beaucoup de choses ont été dites, on ne sait pas ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. Ce n'est pas un hasard s'il aura fallu attendre sa venue en Europe pour qu'il renoue avec de belles réalisations comme 'Match Point'. Il est allé chercher l'inspiration ailleurs, là où il était adulé...
Votre documentaire (5x2 heures d'émission) a une patte unique, bien à lui. A travers le montage, vous effectuez des pauses, des temps. Comment obtient-on cette qualité de radio ?
C'est un vrai travail d'équipe. Nous sommes partis à trois avec Gaël Gillon, le réalisateur, et Benjamin Thuau, le preneur de son, à New York pendant six jours. Ce n'est pas comme en presse écrite où l'on est seul avec son carnet, son crayon, ses deux yeux, sa mémoire. Mes compagnons enregistraient des heures de sons, d'ambiance, dans les rues, le métro, à Central Park, dans tous les lieux qui peuvent évoquer le cinéma du réalisateur. J'étais avec de vrais passionnés des bruits. On a pris le temps de faire le tour du quartier de son enfance, on a parcouru la ville, rencontré beaucoup de gens. Au retour, nous avons dérushé les entretiens, fait les coupes, les choix. Nous avions déjà en boîte des interviews faites à Paris avant de partir, avec Jean-Pierre Mocky, le critique Jean Douchet, le comédien Bernard Murat, qui a été la voix française de Woody Allen pendant des décennies, ou encore le biographe John Baxter. Moi, parallèlement, j'écrivais mes textes qui faisaient entre 40 000 et 50 000 signes chacun, tout en y insérant virtuellement les interviews et les extraits que nous avions retenus. Puis, nous sommes entrés en studio. J'ai enregistré mes textes. Nous y avons inséré les archives, les interviews, extraits de films. Ensuite c'est Gaël, le réalisateur, qui a travaillé à la recherche des musiques, des ambiances. Une Grande Traversée, c’est de la dentelle, parfois la superposition de cinq, voire six lignes d'ondes. Une émission qui porte bien son nom.
Pour redécouvrir l'émission, cliquez sur le podcast de France Culture :