A Paris, où peut-on à la fois voir un bon concert pour 6 €, boire une pinte à un prix honnête, manger un couscous et profiter d'une ambiance chaleureuse et sans prétention ? Peu d'endroits peuvent se vanter d'offrir un tel programme. L'Espace B, oui. Ce bar et restaurant kabyle ouvert depuis environ quarante ans vient en effet de prendre une véritable dimension dans les nuits de la capitale. Si les gens qui travaillent dans le coin s'y pressent pour ses menus du midi, la plupart des clients savent aussi qu'on y entend de la bonne musique pour une somme dérisoire. Certes, la salle de concert a toujours cultivé un esprit alternatif, mais l'équipe actuelle a décidé de mettre les bouchées doubles, en proposant presque un concert par jour. En pariant aussi sur un éventail d'activités très large, des ciné-clubs le soir, des jeux de société l'après-midi, des karaokés le dimanche, des surboums ou des spectacles burlesques de façon exceptionnelle.
Il faut dire que L'Espace B profite d'un relatif anonymat, contrairement à d'autres salles plus grandes ou prestigieuses. « On n'a pas de problèmes avec les voisins, confie-t-on du côté de l'équipe. La salle est plutôt cachée, on ne voit que le bar de l'extérieur. Beaucoup de gens du quartier ne savent même pas que L'Espace B existe, et quand ils viennent c'est souvent par hasard. » Du coup, pas de hype malvenue, pas de calculs stratégiques, mais des valeurs de solidarité et d'intégrité. Aux manettes de la salle, Nicolas Jublot fait ce qu'il veut avec ses cheveux, avec les groupes qu'il souhaite programmer aussi. Folk, noise, garage, indie, électro, tout l'intéresse. Même éclectisme du côté de l'origine des groupes, puisque Allemands, Anglais ou Français se succèdent à l'affiche. L'important reste de savoir doser entre international et local : « On essaye parfois d'avoir une tête d'affiche étrangère et une première partie parisienne », nous confie le programmateur.
Même exigence sur les tarifs. Pas question d'oublier que L'Espace B fait partie du circuit alternatif, et qui dit alternatif dit accessible à toutes les bourses. « Certains tourneurs ne connaissent pas la salle et exigent des prix irréalistes, raconte Nicolas. Nous leur répondons que notre politique, c'est la place à 10 ou 12 euros maximum. » On l'aura compris, l'endroit est un peu géré à la manière d'une association, ou d'une petite famille, comme en témoignent les surnoms que se donne chaque membre de l'équipe : MaxiMygale désigne par exemple la polyvalente Morgane, et MegaBAT baptise l'ingénieur du son Robin Montmusson. En général, beaucoup de groupes se plaignent d'être mal accueillis à Paris, mais pas à L'Espace B. La salle revendique presque un esprit « provincial ». Ici, on chouchoute les groupes et on prend le temps de s'occuper d'eux, contrairement à d'autres cafés-concerts où c'est à peine si un sandwich est préparé. La plupart des membres de l'équipe ont été ou sont toujours musiciens, ils connaissent donc l'envers du décor et appliquent l'adage « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse ».
« L'accueil chaleureux compense les autres points négatifs qui peuvent survenir, explique Michael Sallit, le responsable de la communication. Tout n'est pas parfait, mais au moins on donne envie aux groupes de revenir. » Bassiste et batteur dans un paquet de groupes entre Dijon et Paris, Michael a aussi monté son label, Humanist Records, qui produit des disques à deux cents exemplaires et qui possède son propre festival autogéré, où l'on peut assister à des concerts gratuits dans des lieux atypiques. L'idée ? Défendre la musique avant-gardiste et indépendante, comme à L'Espace B. De son côté, Nicolas Jublot joue de temps à autre dans un groupe de folk expérimental. Son expérience en tant que musicien lui a bien servi : « Quand j'ai joué en Allemagne, j'ai bien vu que les types te programment parce qu'ils aiment ce que tu fais. Ils se moquent de savoir si ça va plaire à beaucoup de monde ou pas. Ici, j'essaye de faire pareil. »
Résultat, L'Espace B voit sa cote grimper en flèche. Depuis l'année dernière, les groupes américains qui ont joué ici ont tellement apprécié l'ambiance qu'ils font passer le mot à leurs amis. Et pour la première fois en 2013, L'Espace B participe au festival Fireworks, un gage de reconnaissance de la part du milieu indépendant. Les clients non plus ne s'y trompent pas. En décembre dernier, le concert de FIDLAR s'est joué à guichet fermé alors que le groupe n'avait même pas encore sorti son premier album. « Nous avons pas mal d'habitués, reconnaît Morgane. En fonction du style de musique, je sais qui va venir. Si c'est garage ou si c'est de l'électro, on ne voit pas les mêmes personnes, mais on reconnaît les visages. Les publics ne se mélangent pas trop. » Car L'Espace B fait dans la niche musicale, et avec du chien. « Quand on programme presque un concert par jour toute l'année, continue-t-elle, on est obligé de se pencher sur des genres très différents, post-punk, folk expérimental, synthpop... C'est aussi notre force. »
Pour faire face à ce succès grandissant, la salle s'est récemment donné les moyens de refaire le système technique. Robin, l'ingénieur du son et bassiste du groupe Hold Your Horses, avoue qu'au début, le matériel ne lui permettait pas de réaliser des prouesses. « Mais le public ne nous en tenait pas trop rigueur, se souvient-il. Les gens ont surtout l'impression de participer à un moment spécial. » Spécial, comme le personnage d'InfraLoup, dernier venu de cette galerie étonnante, titulaire du titre envié d'« assistant amour ». Sur Internet, le site de L'Espace B promet en effet : « Resto, Club, Concert, Amour, Expo. » Le jeune homme, qui préfère rester anonyme afin de préserver le mystère, évoque la création de son poste : « La partie Amour était un peu à l'abandon, même si l'onglet existait encore sur le site, du coup j'ai décidé d'administrer l'adresse mail amour@espaceb.com. On y reçoit des messages d'amour, une dizaine par jour, des demandes de renseignement, mais pas seulement. Si vous avez un coup de foudre un soir à L'Espace B et que vous souhaitez retrouvez l'élu(e) de votre cœur, je peux faire l'entremetteur. » B comme « bandant », on vous avait prévenu. InfraLoup est « bénélove », ce qui signifie qu'il travaille deux heures par jour, juste pour rendre service. Par amour. « L'assistant amour ajoute un côté mystique, un aspect décalé, s'enthousiasme-t-il. On a beau faire dans l'avant-garde, on ne se prend pas la tête, on ne veut pas attraper le melon et devenir prétentieux. Nous voulons rester accessibles. » Le B.A.-BA de l'esprit alternatif, en somme.