A Andorra, les jours sont des longs fleuves tranquilles. Loin des soubresauts de l'Histoire, on y vit en toute harmonie. En toute pureté. C'est du moins ce que chacun dit, lorsqu'une rumeur gagne le village : les Casaques Noires approchent et menacent d'attaquer le village. Dès les premières répliques de ‘Andorra’ (1965) du Suisse de langue allemande Max Frisch (1911-1991), assez méconnu en France, on reconnaît derrière le village imaginaire de la pièce une situation bien réelle. Celle de la Seconde Guerre mondiale. Plus la tragédie du jeune Andri (Romain Dutheil, tout en tension dans son rôle de victime d'un monde adulte mensonger) avance, plus ce cadre se précise. Présenté aux Andorriens par le maître d'école (Laurent d'Olce) comme un enfant juif sauvé de la haine des Casaques, ce protagoniste central cristallise tous les paradoxes de l'Europe d'alors. La distance, l'air de fable tragi-comique employés par l'auteur pour traiter de l'antisémitisme de cette époque a toutefois permis à son texte de garder toute sa force. Codirecteur du Théâtre 13, Fabian Chappuis le prouve dans une mise en scène épurée, servie par un jeu d'un naturalisme vibrant, ponctué de belles embardées oniriques.
Fabian Chappuis a les mécanismes de la haine à cœur. L'Histoire, aussi. Après une première pièce consacrée au sentiment amoureux – ‘Je pense à toi’ (2004) –, le metteur en scène crée quatre ans plus tard un ‘Marie Stuart’ de Friedrich Von Schiller fort remarqué. Il revient au contemporain avec ‘A mon âge, je me cache encore pour fumer’ (2011) de Rayhana, pièce chorale sur la condition féminine en Algérie, avant de monter ‘Le Cercle de craie caucasien’ de Brecht. Une parabole politique écrite au lendemain de la guerre, où comme dans ‘Andorra’ les rapports familiaux révèlent la violence extérieure. Avec sa dernière création, Fabian Chappuis poursuit donc son exploration du théâtre allemand, sans perdre de vue son intérêt pour le contemporain et l'intime. Pour les rouages de l'intolérance, dont l'accélération suscite depuis quelques années un retour à un théâtre critique dans l'esprit de celui de Vilar. Il semble d'ailleurs que la dernière mise en scène de ‘Andorra’ remonte à cette époque, précisément à 1966, à l'occasion de l'ouverture du théâtre la Commune à Aubervilliers par Gabriel Garran.
Comme dans son ‘Cercle de craie caucasien’, Fabian Chappuis traite le passé avec un minimalisme qui l'éloigne du contexte mis en fiction par Max Frisch. Sans pour autant le situer dans le contemporain. Avec ses trois panneaux de bois pour seul décor, ses costumes qui pourraient aussi bien être d'hier que d'aujourd'hui et des projections vidéo de visages en gros plan, ‘Andorra’ échappe au temps. Les symboles assez nombreux qu'y déploie l'auteur s'expriment chez Fabian Chappuis en images délicates, pleines d'une poésie du précaire. De la chute imminente. Tout ce qui dans le texte aurait pu apparaître figé est alors mis en mouvement, et ce depuis la scène initiale où Barbeline (Elisabeth Ventura, touchante en jeune amoureuse contrariée dans ses désirs) badigeonne de blanc un des panneaux de la scénographie.
Juste avant, un petit prologue muet et chorégraphié montrait tous les protagonistes de la pièce dans leurs occupations quotidiennes. Mi-réaliste mi-burlesque, ce tableau installe une légère distanciation dont l'effet se prolonge tout au long de la pièce. Régulièrement entretenu par les vidéos où les habitants justifient tour à tour leur rejet d'un Andri qu'ils avaient jusque-là considéré comme l'un des leurs, cet entre-deux subtil confère au drame une force particulière. Celle que Fabian Chappuis obtenait dans ‘Le Cercle de craie caucasien’ par un élégant travail à la croisée des disciplines – marionnettes, danse, cirque. Pour dire l'histoire d'Andri – qui se révèle ne pas être juif du tout, mais fils du maître d'école et d'une Casaque –, le metteur en scène mise plus que jamais sur le jeu. De Romain Dutheil à Alban Aumard (savoureux docteur, grotesque dans sa pédanterie), en passant par Stéphanie Labbé (excellente en aubergiste), les dix comédiens sont à la hauteur de ce pari. Ils nous ravissent autant qu'ils nous plongent dans l'effroi.