Les spectateurs du XXIe siècle n'auront sans doute pas de mal à imaginer la scène, ou en tout cas à la trouver familière. Dans une nuit noire où l'on ne distingue rien à moins de quelques centimètres, Figaro, sa femme et ses maîtres quittent leur pays pour l'exil. Une nuit de danger qui s'achève au poste de police des frontières. Nous sommes en 1936, en pleine montée du nazisme. A l’époque, on ne parle pas encore de migrants, pourtant ils partagent les mêmes craintes, les mêmes espoirs et souffrent des mêmes regards en biais.
Chez Odön von Horvath, le personnage de Beaumarchais n'a plus rien d'héroïque ni de fougueux. Désabusé, il n'aspire plus qu'à une vie confortable dans son salon de coiffure à Grand-Bisbille. Une routine de petit bourgeois que lui reproche amèrement Suzanne avant de le quitter. Une insulte dont Figaro se défend pourtant : « J'ai eu si souvent l'estomac vide que le mot "bourgeois" s'est vidé de toute horreur pour moi. » Rien ne va plus pour les personnages de Beaumarchais. Ruinés et esseulés, ils sont rejetés par une société qui a du mal à digérer ses révolutions, quand elle n’est pas xénophobe. L’« après » n’est pas idyllique, et c’est rien de le dire.
Pour raconter le destin tragi-comique de ce quatuor, il fallait assurément le talent du directeur du théâtre du Nord, Christophe Rauck. Habile metteur en scène, conteur accompli, Rauck réussit où tant échouent. En quelques trouvailles scénographiques et musicales, il élargit les points de vue, dynamise la fable et s’assure de la fluidité des scènes. Il emprunte à la vidéo sa profondeur de champ, multiplie les citations musicales à Mozart, Monteverdi ou encore Hugo Wolf, installe sur scène un piano. Une narration qui ne cède jamais à l’anecdotique mais s’enrichit sans cesse de notre regard de spectateur. Entouré d’excellents comédiens (même si on se lasse très vite du ton compassé de Cécile Garcia-Fogel), Christophe Rauck réussit à faire Histoire de ces histoires de couples et de ces destins d’’immigrés. Une pièce qui tombe à pic.