Une salle à manger coquette. La table est mise. Il ferait sombre, s’il n’y avait ces pois fluorescents qui brillent sur les murs, les chaises, le bouquet de fleurs, les verres... Comme si quelqu’un avait oublié d’éviter les meubles en étalant le papier peint. Comme si les objets s’anéantissaient sous ce fourmillement de pastilles aux couleurs pétantes, collées sur le monde à intervalles réguliers. Bienvenue dans l’univers obsessif compulsif de Yayoi Kusama, qui voit la vie en pois, à défaut de la voir en rose.
Peu d’artistes nous invitent à pénétrer au plus profond de leur esprit comme le fait la Japonaise. Avec une certaine insistance, d’ailleurs. ‘Vision intérieure’, ‘Sache que tu vas mourir’ : les titres de ses peintures organiques soulignent explicitement une sensibilité introspective et morbide, a priori oppressante, mais qui prend pourtant des formes légères, fantaisistes, presque ludiques. C’est là toute l'effroyable jouissance que provoquent ces installations oniriques, ces monochromes, ces autoportraits photo, ces vidéos : tous nourris d’un même fatalisme déguisé en rêve carrollien.
A cette fantaisie névrosée s’ajoute un héritage hippie qui ne fait pas non plus dans la dentelle. Les performances de Kusama sentent la sueur, le sexe et le body paint ; ses installations sont peuplées de chaussures à talon attaquées par des formes phalliques en matière molle. Pas de doute, nous sommes en plein dans l'Amérique pop et féministe d'Andy Warhol, de Donald Judd ou de Yoko Ono, dans laquelle la jeune artiste japonaise, débarquée en 1958, cherche sa place.
Inutile de chercher bien loin : c’est dans la répétition monomaniaque de formes que Kusama trouve la force de son expression. Des sinuosités, des ronds, des pois, surtout des pois, qu’elle voudrait se voir répéter à l’infini. Non par coquetterie pop, mais par instinct de survie, visant à dompter une anxiété épidermique. Volontairement internée dans un hôpital psychiatrique depuis une tentative de suicide qui remonte à 1976, la Nipponne souffre d'une angoisse inconsolable, dont on ne sait trop si cette œuvre – d’une constance maladive, axée, depuis plus de soixante ans, sur l’idée de « l'auto-anéantissement » – constitue le symptôme ou la thérapie. Chez Kusama, tout renvoie à l’obsession de l’anéantissement. Tout doit disparaître. Comme ces corps peinturlurés qui se diluent dans l’arrière-plan d’une photo, ces nus qui se noient dans des océans de cercles.
Les formes flottantes se multiplient, s’accumulent, grouillent, nous submergent comme des nids de serpent qu’on jurerait voir gigoter en tous sens, tant la répétition des motifs imprime sur la rétine une impression de surgissement constant. Accompagnée par d’excellentes explications – approfondies sans être pour autant intrusives, explicites sans jamais rétrécir le champ d’interprétation –, Kusama nous invite à pénétrer dans des salles étranges, des mises en scène mirifiques, des univers sensoriels qui poussent à l’émerveillement. Ici, notre image vient se perdre dans un fabuleux cosmos de loupiotes multicolores et scintillantes, reflétées à l’infini par l’eau et les miroirs d’‘Infinity Mirrored Room’ (le clou de l'exposition). A côté, (‘Dots Obsession’), nos corps circulent parmi des ballons qui flottent dans une salle rouge à pois blancs, comme autant de bouées de sauvetage rattachant, peut-être, Kusama à la vie. On en oublie immédiatement la dimension un brin excessive de ce féminisme aux cheveux beaucoup trop longs, de ce nombrilisme à fleur de peau, de ce psychédélisme déjanté. Car on comprend vite que ce ne sont que les vecteurs d’une expérience infiniment plus profonde. Et d'un art époustouflant, ouvert corps et âme sur une vision du monde.
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