Entre la sortie de 'Saint-Laurent' et son installation 'Résonances' au Centre Pompidou, on a croisé Bertrand Bonello pour parler avec lui de cinéma, de musique, de grâce et d'autobiographie. Rencontre.
On qualifie souvent votre cinéma d'« esthétique » ? Qu'est-ce que cela vous évoque ?
C'est un drôle de débat, parce que le terme, au moins en France, peut avoir une connotation presque péjorative, qui fait appel à la publicité, avec un côté clip, factice, alors que l'esthétique, c'est d'abord juste une manière d'aborder le visuel. Même la non-esthétique, ou ce qui prétend s'en affranchir, est une forme d'esthétique. Plus roublarde, mais c'en est une.
Plutôt que d'esthétique, on pourrait plutôt parler à votre sujet de cinéma sensoriel, qui travaille la sensualité de l'image, hors de tout message à proprement parler.
L'idée, ce n'est pas d'avoir un sujet. A la limite, ce serait déjà d'avoir un lieu : le lieu de la maison close pour 'L'Apollonide', les lieux fréquentés par Saint Laurent pour ce film... Mais il s'agit en fait de parler d'autre chose, et à partir de ce lieu, de créer des moments. D'où une certaine durée des scènes, aussi, parce qu'elles ne peuvent pas seulement être là pour dire ce qui se passe et faire avancer l'histoire. L'histoire de Saint Laurent, très honnêtement, on ne peut pas vraiment dire qu'elle soit passionnante. Du coup, il faut créer des moments passionnants, précisément parce qu'il n'y a pas d'événement. C'était un des défis de l'écriture. Or, pour créer des moments, évidemment, on est plus dans la sensation que dans une narration classique.
Le personnage de Jean-Pierre Léaud dans 'Le Pornographe', celui de Mathieu Amalric dans 'De la guerre', Yves Saint Laurent : vos personnages semblent toujours à la recherche d'une forme de grâce, ou au moins de moments de grâce. Est-ce aussi ce que vous cherchez au cinéma ?
Même comme spectateur de cinéma, je suis plus sensible à un film pas complètement réussi, mais dans lequel il y a trois ou quatre scènes qui m'émeuvent, ou me mettent à terre, plutôt qu'à un film au scénario verrouillé, parfait techniquement mais dans lequel il n'y a rien qui dépasse. Les choses qui dépassent, ça crée de l'émotion, du dérapage, de l'affect.
La temporalité particulière de ces moments de dérapages, de suspension, est-ce au moment du montage que vous la trouvez ?
En fait, ce sont des choses qu'on ne peut pas non plus inventer au montage. Il faut que ces scènes, même lorsqu'elles sont suspensives, soient pensées pour. On ne peut pas manipuler tant que ça les plans. Il n'y a rien de mieux que d'avoir des choses pensées, écrites, puis d'essayer de faire en sorte que le montage les sublime. Mais si on tente ça après coup, pour créer une scène au montage, ça devient vite artificiel.
Votre court métrage de 2010, 'Where the Boys Are', ressemble à une miniature qui anticipait 'L'Apollonide', avec les mêmes figures : des jeunes femmes, un lieu clos... En était-ce pour vous les prémices ?
Tout à fait, c'est une commande qu'on m'a faite pendant que je préparais 'L'Apollonide'. Du coup, j'ai voulu tenter une esquisse du long métrage que j'avais en tête, avec plusieurs filles dans le cadre, des split-screens, voir où j'en étais avec l'improvisation... Donc oui, il y a effectivement une filiation qui existe entre ces deux films. Pour 'Saint Laurent', en revanche, on est parti directement dans l'écriture du scénario, qui a été longue. Puis le financement et la préparation. Il n'y a pas eu de parenthèse. Or, j'aime beaucoup les parenthèses, les films courts - plutôt que « courts métrages » - ça apporte un peu de respiration, de liberté.
Justement en termes d'improvisation ?
Pas particulièrement, non. Je me suis rendu compte que je n'aimais pas trop ça, ce n'est pas mon truc. Sur 'Saint Laurent', Louis Garrel improvise quelques phrases, mais c'était surtout très écrit.
Egalement musicien, vous proposez une exposition et un cycle 'Résonances' au Centre Pompidou, sur les liens entre le cinéma et la musique. A ce sujet, vos films semblent préférer la sensualité de celle-ci à l'épaisseur - qu'on pourrait aussi appeler la lourdeur - du roman ou du théâtre filmés. Cela rappelle assez les théories de Bresson.
C'est sûr que Bresson est un cinéaste qui m'a beaucoup influencé. Pas tant en termes de films qu'en termes de pensée, avec cette idée de dissocier le théâtre filmé du cinématographe. Après, j'en suis revenu, mais à un certain moment de ma vie, c'est une démarche qui m'a vraiment formé. Sa manière d'utiliser les sons, les voix comme un matériau musical... A Pompidou, j'ai voulu proposer une sorte de prolongement de ce que j'essaie de faire dans les films, c'est-à-dire travailler la musique et le cinéma, le son et les images. Ce sont des expérimentations sensorielles autour de ça.
Vous avez beaucoup fait tourner d'autres réalisateurs, ou plutôt des acteurs qui sont aussi des réalisateurs : Asia Argento, Noémie Lvovsky, Mathieu Amalric...
D'abord, les comédiens-réalisateurs sont souvent de bons comédiens. Vraiment. Ensuite, ils comprennent un truc du cinéma qui est très agréable quand on est metteur en scène...
Antonioni écrivait pourtant qu'il ne fallait jamais qu'un comédien pense trop. Qu'un comédien qui pense, ça devient un metteur en scène. Vous, au fond, vous recherchez des acteurs qui pensent ?
Il y a un cinéaste qui a dit un truc assez dur, mais assez juste. C'était Hervé Le Roux. En 1993, il me disait : « Il y a trente ans - donc en 1963 - toutes les filles voulaient être Brigitte Bardot. Maintenant, elles voudraient toutes être Jean-Luc Godard. » Je ne le vois pas du tout comme une truc méchant, mais c'est vrai qu'un comédien qui pense trop, ça peut être compliqué. Bien sûr, il faut qu'il pense en amont. Gaspar Ulliel a vraiment énormément travaillé, il s'est posé beaucoup de questions avant le tournage. Louis Garrel, Mathieu Amalric sont aussi des acteurs qui réfléchissent beaucoup. Mais ils savent ensuite se laisser aller, laisser exister leurs personnages. Et il n'y a rien de plus beau qu'un comédien qui s'abandonne, c'est-à-dire qui parvient à laisser la pensée de côté.
Comment saisir, précisément, cette beauté de l'abandon chez un acteur ? Est-ce que cela nécessite pour vous une infinité de prises ? Ou au contraire une sorte de magie de la prise unique, comme chez Philippe Garrel ?
En général, je ne fais pas beaucoup de prises, entre trois et cinq pour chaque scène. Après, c'est vrai que je fais des plans assez longs, que j'évite les champ-contrechamp, donc on peut parvenir assez vite à ce moment où les comédiens lâchent prise, où ils s'abandonnent, à la fois en termes de durée et d'espace.
Avec 'Saint Laurent', vous parvenez à présenter vos thèmes fétiches (les espaces clos, la sensualité, la recherche d'une forme de grâce...) dans un écrin prestigieux venu du luxe et de la haute couture. D'un point de vue international, votre film revendique ainsi une identité spécifiquement française.
Tout à fait. C'était déjà l'idée derrière 'L'Apollonide'. A un moment, j'ai eu des fantasmes américains, en termes de sujets, de géographie, de langue, d'acteurs... Et je me suis planté. J'ai écrit deux films qui n'ont pas trouvé de financement, précisément parce que je lorgnais trop du côté anglo-saxon. Alors, je me suis dit qu'il fallait prendre des sujets très « français », et à partir de là, développer une mise en scène qui soit libre. Quoi de plus français qu'une maison close au XIXe siècle à Paris ? Quoi de plus français qu'Yves Saint Laurent ? Je trouve assez formidable de travailler comme ça. D'abord parce qu'on a une légitimité locale immédiate, et ensuite parce que cela permet de proposer un espace, un climat à partir duquel le film peut se construire en termes d'imaginaire. Et là, il n'y a plus de frontière, plus de limite. Mais effectivement, 'L'Apollonide' et 'Saint Laurent' sont venus d'une pensée aussi précise que ça, qui visait à assumer, à revendiquer une identité très française.
Souvent, vos personnages principaux semblent pouvoir être vos doubles : 'Saint Laurent', 'Le Pornographe', la photographe de 'Cindy- The Doll is Mine'. Dans 'De la guerre', le personnage interprété par Mathieu Amalric s'appelle même Bertrand... Vos films seraient-ils tous des autoportraits ?
Il y a énormément d'autobiographie, oui, mais pas au sens premier du terme, pas du tout dans les événements. Plutôt en termes de situations, de ressenti. Il y en a beaucoup dans 'Saint Laurent'. Pour 'De la guerre', c'était autre chose. J'avais lu le texte de Georges Bataille sur 'L'Expérience intérieure', c'était une de mes principales influences pour ce film - beaucoup plus, d'ailleurs, que le livre de Clausewitz qui lui donne son titre. Et je connaissais Mathieu depuis longtemps, on nous a toujours rapprochés, ne serait-ce qu'en termes de ressemblance physique. A un moment, il avait réalisé un film extrêmement autobiographique, assumé comme tel, pour Arte, intitulé 'La Chose publique', dans lequel il voulait que je joue son rôle. Ce que j'avais décliné. Ensuite, de mon côté, je lui ai demandé de jouer mon personnage dans 'De la guerre' et il a accepté - sans doute parce qu'il est plus gentil que moi. En revanche, avec Gaspar Ulliel sur 'Saint Laurent', c'est davantage passé par le personnage... Pour résumer, lorsqu'on tournait 'Le Pornographe', Jean-Pierre Léaud m'a dit ça, un jour... On était dans les loges et je lui expliquais une scène. Or, souvent quand je parle, je ne regarde pas les gens, je suis dans mon truc. Et à un moment, je relève les yeux et il était en train de m'imiter, comme ça, alors je lui dis : « Bah, vous faites quoi ? », et il me répond : « Je vous imite. Quand on a le rôle principal, la meilleure manière de bien l'aborder, c'est d'imiter le metteur en scène. Il est toujours content. »