[title]
Et si la crise avait du bon ? Mus par un sentiment d’urgence (et une volonté de survie !), les restaurants et bars parisiens développent un regain de créativité. Ils s’adaptent, innovent, proposent, expérimentent de nouvelles formes a priori improbables… Du moins d’un point de vue académique. Justement, et si l’académisme était mort ? Glacier-caviste, boulangerie-pizzéria, fleuriste-restaurant… Si elles préexistaient déjà avant la crise éco-sanitaire, les formes hybrides semblent se multiplier. Que racontent-elles ? Est-ce uniquement lié au Covid ? Et surtout : est-ce que ça marche ? On fait l’bilan.
Après avoir analysé le festaurant (restaurant festif) et le barav audiophile, voici le troisième volet d’étude de notre grande saga consacrée aux mutations du restaurant moderne. Brouillage des frontières et genres, réinvention… Le resto bouge ! Time Out l’analyse.
Un glacier-caviste dépotant cornets et bon jaja naturel (Folderol, le dernier-né de la team Rigmarole), une boulangerie-pizzeria-épicerie (Circus Bakery), un coffee shop-glacier coréen (Kott café)… A Paris, depuis 2 ans, le restaurant innove, expérimente, s’ouvre à tout un champ de possibles.
L’hybridation ? Un « gros mot » désignant tout bonnement le fait d’associer un type de restauration à un lieu dont la destination est originellement autre. Ou, pour citer le chercheur-référent Jan Nederveen Pieterse (Globalization as Hybridization, 1993), « la manière dont les formes se séparent des pratiques existantes et se recombinent avec de nouvelles formes dans de nouvelles pratiques ».
Nous ne parlerons pas ici de la cuisine hybride, mix de plusieurs influences – un restaurant libano-coréen, mexicano-indien… La fameuse « fusion », terme fourre-tout galvaudé et peu flatteur aux yeux de certains chefs. Mais d’autres formes d’hybridation dans la restauration, à savoir celles structurelles, qui changent la forme même du restaurant.
Recombinaisons. Tel semble être en effet le maître-mot de ces espaces hybrides. La librairie, le fleuriste, l’épicerie s’ouvrent, mutent et deviennent des lieux mixtes et pluriels. Fini la logique de concentration : place à la diversification !
Le resto à tiroirs, une tendance venue de l’étranger
En réalité, ce n’est pas nouveau. A l’étranger, c’est déjà le cas depuis plusieurs années. Un point de vue que partage le journaliste et critique culinaire Ezéquiel Zérah, dans son inspirante newsletter Pomélo du 12 janvier dernier. Il cite deux exemples londoniens bien-connus de nos collègues de Time Out London : Flor, à Borough Market, « une boulangerie et bar à vins (en fonction des horaires) que l'on doit à l'équipe du restaurant gastronomique Lyle's ». Et Phophams Bakery, à Hackney, « qui verse à la fois dans les viennoiseries créatives de compétition (…) et les plats de pâtes fraîches. » On pourrait en rajouter tant d’autres. A Lisbonne, le très cool et tout récent Flores da Pampa, lancé en 2019, est un autre exemple d’espace hybride, tour à tour restaurant, bar à cocktails, co-working, caviste à vins naturel, ambiancé à partir de 23h par de l’électro ou du bon hip hop !
En France, c’est venu plus tardivement – et timidement. Dans le Vieux Lille, on peut citer la Wilderie, mi-coffee shop, mi-boutique de plantes, sorti de l’œuf en mai dernier. Certaines villes, comme Rennes, ont fait office de pionnières. En 2013, en pleine rue de la Monnaie, LA rue des boutiques haut de gamme, révolution ! Le Crédit Agricole décidait d’implanter un salon de thé-traiteur dans son hall d'entrée, cornaqué par le célèbre mitron-pâtissier Thierry Bouvier. Une façon de jouer la carte de la proximité, de la marque-friendly, à fort capital sympathie, analyse Dan Cebula, fondateur de l’agence Depur Expériences. En matière de restauration, l’hybridité n’a selon lui qu’un seul but : « Tenter de faire venir les clients-consommateurs d’une nouvelle façon, de les attirer d’une manière originale ».
A Paris, parmi les premiers à avoir osé l’hybridation, il y a bien sûr Broken Arm, café branché né dans une boutique de mode pointue du Marais (2013), ou feu Peonies, fleuriste-coffee shop lancé en 2016, aujourd’hui définitivement fermé. On peut aussi citer Fermentation Générale, mi-caviste mi-boulange mi-épicerie.
Pour Bernard Boutboul, Président de Gira, cabinet d’études, de conseil et d’accompagnement dans l’univers de la restauration, les concepts de restauration hybrides proposant à l’intérieur d’un même lieu plusieurs activités (restaurant, musique, sport, bar…) sont en nette progression. Il y a un aspect économique à tout ça bien sûr : la volonté de rentabiliser son espace (dans une ville comme Paris, où le foncier est très cher), développer un chiffre d’affaires complémentaire, tout en répondant aux nouveaux besoins du consommateur – faire découvrir les produits autrement, faire du resto un lieu d’expériences renouvelées.
Que l’on songe par exemple à la boucherie-resto d’Hugo Desnoyers dans le 16e arrondissement, ou à Persillé dans le 13e : deux espaces qui proposent au client d’acheter sa viande et/ou de s’attabler pour la déguster. Ou à deux pas des studios d'enregistrement de la Plaine-Saint-Denis (et un jet de vélib du Stade de France !), à Cantine Sauvage, génial et géant ovni lancé en 2019 : un resto-comptoir cocktails-café-pizzeria-boulangerie squattant 1 500 m² d’un ancien hangar d'antiquités. Le lieu évolue au gré des heures et des besoins des clients, qui viennent pour acheter une baguette, boire un coup et boulotter. Ou encore HOY, tout nouvel hôtel centré autour de classes de yoga et de sa table healthy et créative, Mesa.
Du concept-store au restore ?
Pour certains de ces espaces, on n’est finalement pas très loin de la logique du concept-store : des lieux-concepts, entre déco, gastronomie et mode. Le concept, l‘autre « gros mot » que certains restaurateurs récusent. Robert Compagnon et son épouse Jessica sont aux manettes du restaurant Rigmarole, dans le 11e arrondissement. Ils viennent tout juste de donner naissance en décembre dernier à leur petit-dernier : Folderol, mi-glacier artisanal, mi-caviste de vins naturels. Un sacré ovni, sorte d’œnogelataria première du genre, où retrouver notamment les flacons italiens du caviste Vini Mariani. « Hybride, j’aime bien le mot, mais sans que ça parte dans le côté concept », nuance Robert. « Souvent les restos qui se disent concept perdent en authenticité, qualité. »
« Nous, on a toujours voulu ouvrir un glacier, mais c’était une activité risquée financièrement, car limitée à une certaine période de l’année, à la météo… Sauf que là avec les vins en plus, on a comme une sorte d’assurance, de filet. Doubler la capacité d’activité, c’est aussi doubler les chances de toucher plusieurs publics. »
Pour autant, l’entrepreneur met en garde : « Le danger de l’hybridation, c’est la dilution. Honnêtement, je ne suis pas un grand fan de cette terminologie d’hybridation », tempère-t-il. « Nous, on est plutôt dans le côté monomaniaque de la chose, très japonisant en un sens : faire deux choses distinctes et les faire chacune le mieux possible. »
« C’est la différence entre une hybridation et un concept : si on s’était demandé “qu’est-ce qui pourrait marcher ?”, on se serait sans doute planté. Là, on a juste associé nos deux passions. Au-delà d’une hybridation, on a un parti-pris très personnel, une singularité, une identité. Or l’identité aujourd’hui au restaurant, c’est ce que les clients recherchent. »
A cet égard, on peut dire que le contexte du Covid a pu être un accélérateur. La crise sanitaire – et économique – génère paradoxalement un regain de créativité. Dans un contexte où restaurants et bars ne peuvent plus exister dans leur forme originelle, une stratégie d’adaptation se met en place, provoquant une mutation structurelle des espaces de restauration « classique ». Et amènent à repenser la définition même du restaurant. La meilleure réinvention en tant de crise étant sûrement celle du Syndicat, passé de bar à cocktails à glacier voire pâtisserie, d’ailleurs rebaptisé pour l’occasion SUPER SY.