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A contre-système de l'industrie, une poignée de mitrons rebelles sévit sur la capitale, privilégiant levain naturel, semences paysannes anciennes et fermentation lente. L’intérêt ? Des pains plus digestes, et une vraie redécouverte de terroirs de blés oubliés. Bread is not dead !
Paris, à l’aube de l’an 2000. Thierry Delabre, aka “Panadero Clandestino”, pétrit en scred dans son appart des miches au levain et farines anciennes. La came est confidentielle, et se vend sous le manteau. Mars 2014 : face à la demande grandissante, le mitron underground se décide à acquérir un labo en propre, pour livrer des tables étoilées comme L’Astrance ou le Lucas Carton. C’est sans doute l’acte fondateur – et libérateur – de toute une génération de keupons des fournils. Suivront d’autres figures de proue, comme Maxime Bussy, du Bricheton (20e), ou Shinya Inagaki, à l’origine de l’alter-boulangerie Terroirs d’Avenir (Sentier). Ses croissants sont entrés dans la légende. “J’étais l’un des seuls à l’époque à Paris à bosser la viennoiserie en 100 % levain. Et j’étais japonais : les Français hallucinaient”, rigole-t-il.
Aujourd’hui, ils sont une bonne vingtaine. Point commun ? Tous rejettent en bloc l’utilisation de blés contaminés par les intrants phytosanitaires, autrement dit le recours aux “améliorants” (euphémisme qui désigne des mélanges de farines dopés aux additifs)… A la place, ils ont développé leurs propres méthodes. Radicales. Punk.
Semences paysannes pour pains terroiristes !
“Un pain bio de supermarché reste un produit de l’industrialisation !”, assène Christophe Fertillet, de Levain, Le Vin, le tout premier bar à vins (et pains) vivants de Paris, installé depuis 2016 à Château d’Eau. Si elles sont bien exemptes de pesticides, la plupart des farines bio proviennent de blés modernes, sélectionnés depuis les années 50 afin d'augmenter les rendements – et la teneur en gluten. Conséquence ? D’hybridation en hybridation, les céréales se sont drastiquement appauvries en nutriments et en goût. Pourtant, “pris de manière naturelle, le blé, le gluten, n’ont jamais été un problème”, assure le boulanger-caviste. En tout cas, pas si l’on choisit de travailler son pain à partir de semences paysannes, ces céréales anciennes datant précisément d’avant l’industrialisation de l’agriculture.
Les utiliser revient à flirter avec l’illégalité : à la différence des semences consignées dans le catalogue de l’Inra (Institut national de la recherche agronomique), ces graines de la discorde n’ont pas le droit d’être commercialisées. Mais s’il est interdit de les vendre, il est possible de les troquer ! Alternative économique au système marchand dominant, ces grains salvateurs permettent aussi de retrouver la typicité d’un terroir. “Chaque petit épeautre va être différent en fonction du sol, de la région. Comme pour un bon vin”, résume Youssef Li, 32 ans, cofondateur de Circus Bakery.
Certains poussent même le bouchon un peu plus loin. Chez Chardon, boulangerie squattant la friche des Grands Voisins du côté de Denfert-Rochereau, les farines proviennent de paysans meuniers installés en Haute-Marne. Et dans les pâtisseries qu’élabore sa moitié Géraldine, “zéro chocolat, cannelle, ni vanille ! On travaille uniquement avec des plantes aromatiques cultivées à quelques kilomètres de là : anis, fenouil, lavande…”, se réjouit Jean-Philippe Merkel, boulanger locavore. D’autres jusqu’au-boutistes, comme Maxime Bussy, du Bricheton, n’hésitent pas à aller puiser l’eau, plusieurs fois par semaine, dans un puits du 18e arrondissement, situé à 700 mètres de profondeur.
Libérés, délivrés
Impossible de ne pas voir que cette révolution du goût va de pair avec une révolution du travail. Leur éthique d’artisan (prendre le temps, faire peu de choses mais les faire bien) s’oppose à la logique productiviste. “L’honnêteté de la démarche est presque brutale”, estime Youssef. “Circus, c’est quatre types de pains, des buns, une vitrine, et basta.” Même son de cloche chez Valentin Orgeas, cofondateur du collectif Fermentation Générale. Dans cet improbable ovni de 19 mètres carrés, à la fois épicerie, dealer de vins nature et boulange, le trentenaire ne fourbit que 30 à 40 kilos de pain par jour, quand une boulange classique en envoie entre 250 et 300 kilos en moyenne (via trois à dix fournées quotidiennes !)
“On ne se rend pas compte, mais même une boulangerie de quartier, c’est déjà une petite usine”, rappelle Jean-Philippe. Chardon, où il travaille, est aux antipodes de ce modèle. Ici, pas de travail de nuit : “On bosse de 8h à 17h, avec une pause d’une heure.” Idem chez Circus, où la dizaine d’employés se relaie pour ne travailler que “36 heures par semaine, sur quatre jours, avec trois jours de congé”. Car au fond, conclut Jean-Philippe, “le pain n’est pas si important. C’est ce qu’il y a derrière qui compte.”