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Elles font l’abstraction à Beaubourg, Divas à l'Institut du monde arabe, Pionnières au musée du Luxembourg… Depuis quelques années, on ne compte plus les expos 100 % féminines. La programmation culturelle parisienne tente visiblement de rattraper son retard à grands coups de monographies thématiques et d’expos collectives. Alors qu’on a longtemps reproché aux institutions et à l’histoire de l’art d’invisibiliser les femmes artistes, le tournant pris par les acteurs culturels parisiens fait plaisir à voir, soyons honnêtes. Oui mais. N’est-il pas un peu… étrange ? Comment passe-t-on d’une absence quasi totale de femmes dans les musées à une déclinaison à l’infini d’expositions « women only » ? Véritable conviction de la part des musées, tendance ou aveu de culpabilité, à chaque commissariat sa raison d’exposer les femmes.
Le fait d’exposer les artistes femmes entre elles n’est pas un phénomène nouveau. En 2007, lors d’un débat à l’Institut national d'histoire de l'art, l’historienne de l’art Griselda Pollock expliquait la catégorisation déjà bien intégrée dans les institutions. « L’histoire de l’art est formée par les musées, qui ont toujours eu la nécessité de créer des catégories : médiums, périodes, écoles, mouvements, auteurs. Elle cherche donc toujours à placer l’art dans des catégories muséales. Dire “art féministe”, c’est trouver un tiroir dans lequel enfermer l’art. » Dans ce cas, pourquoi ne parle-t-on pas « d’artistes masculins » ? Parce que « le masculin n’est pas le masculin, mais le général. Ce qu’il fait qu’il y a le général, et le féminin », soulignait la militante féministe française Monique Wittig. Ainsi, quand on expose des femmes, est-ce qu'on expose des artistes à part entière ou des meufs qui font de l’art ?
C’est justement la question qu’on s’était posée lors de notre visite de l’exposition Elles font l’abstraction, présentée du 19 mai au 23 août 2021 au Centre Pompidou. Au programme ? Un énorme corpus comptant plus de 100 artistes et une thématique bien large : celle de l’abstraction. Le problème d’une telle exposition, c’est bien l’aspect « catalogue », la liste sans fin de noms décontextualisés et sans lien évident les uns avec les autres. L’ironie, c’est que la commissaire Christine Macel confiait à nos confrères du Quotidien de l’art qu’« aligner des noms de femmes, ce n’est pas efficace, elles disparaissent à nouveau si on ne les identifie pas clairement, si on ne leur donne pas une place dans un récit ». Le cœur y est, on n’en doute pas. L’exécution, elle, nous donne le sentiment inverse : celui que les artistes n’ont pas été sélectionnées pour leur pertinence, mais bien pour leur genre.
Une façon pour le Centre Pompidou de se présenter comme grande institution féministe, lui qui a d’ailleurs organisé, en parallèle de l’événement, un colloque avec l’association Aware (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions). Véritable succès, l’exposition sera suivie d’une rétrospective – pas si bien menée non plus – de l’artiste américaine Georgia O’Keeffe. La programmation de Beaubourg donne le la et s’offre une caution féministe, qui a bien des limites.
Réaliser des expositions liées au genre, est-ce un acte qui a encore du sens aujourd’hui ?
Quand on sait que le Louvre ne compte qu’une petite trentaine de peintures réalisées par des femmes, ou que ces dernières ne représentent que 7 % des artistes de la collection permanente du musée d’Orsay, on est en droit de se demander si cette grosse tendance d’expos exclusivement féminines ne relève pas plus du féminisme-washing que d’une vraie prise de conscience. En effet, la mise en place de tels événements n’impacte pas vraiment les fonds des musées, et ne pérennise donc pas la présence d’artistes féminines au sein des institutions. Côté ventes, une enquête menée en 2019 par In Other Words et Artnet News nous apprend que les « artistes femmes » ne représentent que 2 % du marché. Et pourtant, elles constituent un argument majeur utilisé par les musées pour attirer les foules. Alors, les musées sont-ils vraiment féministes ou simplement de bons commerciaux ?
Difficile de trancher. La rétrospective Berthe Morisot organisée en 2019 par le musée d’Orsay nous a permis de découvrir une artiste majeure du mouvement impressionniste, pourtant oubliée par les bouquins d’art. La même année, l’expo blockbuster sur Charlotte Perriand à la Fondation Louis Vuitton a remis en lumière le travail de cette designer de génie éclipsée par Le Corbusier et Pierre Jeanneret. Et si l’on constate les limites de ces expositions exclusivement féminines, on peut aussi souligner qu’elles restent utiles. Utiles pour lutter contre l’invisibilisation des femmes (dont les musées sont les principaux responsables), utiles pour sensibiliser les visiteurs à la présence de femmes dans les sphères artistiques, utiles pour montrer aux jeunes filles qui se rêvent artistes qu’elles ont, elles aussi, leur place au musée.
Aux Guerrilla Girls qui se demandaient en 1989 si les femmes devaient être nues pour entrer au musée, on peut répondre en 2022 qu’elles peuvent définitivement garder leurs sapes et qu’un avenir brillant s’offre à elles. Du moins, on l’espère. « Girls, we run this mutha… »