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Entretien avec Frustration, ces pionniers du rock revenus pour tuer le coronavirus

Rémi Morvan
Écrit par
Rémi Morvan
Journaliste, Time Out Paris
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Avec So Cold Streams, leur 5e album paru en octobre chez leur crémerie de toujours, Born Bad Records, les cinq Parisiens de Frustration ont fait sauter la banque du post-punk. Alors qu'ils s'apprêtent ce vendredi 6 mars à transformer la fosse du Trianon en cortège de tête de manif, il est temps de découvrir la version longue de l'entretien du groupe paru dans le dernier magazine papier de Time Out Paris.

Epidémique ou sociale, la séquence est à la fièvre. Protocole oblige, avant de publier le long format de cette interview du groupe Frustration, il nous a fallu prendre la température. Mise en boîte le 13 septembre 2019 –  jour de la première grève contre la réforme des retraites –, la voilà qu'elle sort à la suite d'un week-end entre pirouette constitutionnelle et réunion cinématographique vérolée. Le mercure est formel : 49.3. 

49.3 comme So Cold Stream. Avec ce disque, le groupe se fait un plaisir de passer en force les barrières de son pré carré stylistique. Les Frustration ont beau avoir 50 ans de moyenne d'âge et vingt ans de carrière dans les pattes, ils élargissent encore un peu plus leur sillon, avec un hymne introductif quasi techno, des textes toujours plus enragés – dont des primo-incursions en français juste bluffantes –, et des tubes presque à toutes les pistes (on exagère à peine).

Frustration Slave Market ft Jason Williamson (Sleaford Mods)

Tailler la bavette avec Frustration, c'est aller un tout petit peu plus loin que les concepts de maturité ou de tendance. C'est évoquer les vicissitudes du capitalisme, les violences faites aux femmes, les violences policières, ou questionner la notion d'utopie. C'est à la lumière de la brûlante actualité de ces thématiques, qui jalonnent depuis toujours la discographie du groupe, qu'il convient d'apprécier la place à part de Frustration dans le rock du troisième millénaire. Et pourquoi il est le groupe préféré de ton groupe préféré.

En 2017, après Rock en Seine, vous me disiez être à sec niveau inspi. Aujourd'hui, après vingt ans de carrière, vous sortez un 5e album vraiment ambitieux. Comment on en est arrivé là ?

Frédéric Campo alias Junior (claviers) : On venait juste d'enchaîner la tournée d'Empire of Shames avec celle des 10 ans de Born Bad. On pensait que ça allait nous éreinter, nous tuer et en fait, on a adoré. On s'est posé la question de savoir ce qu'il fallait faire pour que ça recommence : il fallait bosser et y aller.

Fabrice Gilbert (chant/paroles) : On a donc remis l’ouvrage sur le métier, sans oublier les bases. Avec Frustration, on ne se fixe aucune limite, le tout étant d'éviter le plus possible d’être redondant. Un groupe comme Tuxedomoon n'a pas hésité à aller vers le théâtre, j'aimerais bien aussi. Et si l’on doit faire un morceau en allemand ou en espagnol, on le fera !

Justement, on retrouve pour la première fois des titres en français sur votre album. Comment êtes-vous sortis de cette zone de confort anglophone  ?

Fabrice  : En écoutant notamment Jason Williamson des Sleaford Mods, j’ai pu enlever plein de barrières que je m'étais mises. Chanter en français, c'est assumer de me mettre complètement à poil.

Junior  : Comme pour l'anglais, justement, ce n'est pas de la chanson française. Ça se mélange, les textes ne sont pas mis en avant. Il aurait pu parler de filles, de voiture et de plages californiennes… Ce qui compte, c'est que le chant se marie avec la musique.

Frustration

© Titouan Massé

Sleaford Mods est un groupe dont vous reconnaissez l'importance dans le nouvel élan de votre carrière. Pourquoi eux  ?

Fabrice  : Déjà, il n'y a pas de carrière. Ensuite, je me suis personnellement retrouvé face à quelqu'un qui aboyait encore plus fort que moi. Si l’on compare la scène musicale à des chiens de traîneaux, disons que j'ai souvent eu l'impression d'être un peu tout seul devant, qu'il n'y avait que moi qui me prenais le blizzard dans la gueule. Puis, d'un seul coup, Jason était le chien avec trois mètres de corde devant.

Mark Adolph (batterie)  : Ça nous a tous mis un gros coup de fouet. C'est un groupe musicalement très minimaliste, mais il y avait une fraîcheur, avec des textes emplis de revendications sociales, dans laquelle on se retrouve.

Vous vous êtes toujours défendus d'être un groupe engagé et vous estimez plutôt faire un constat désabusé de la société. Avec So Cold Streams, on vous sent prêts à exploser. Et de dépasser ce stade du simple constat. Suis-je dans le vrai  ?

Junior  : Ça a toujours été ça, Frustration. For Them No Premises, le texte est hyperrevendiqué et il est dans le premier album.

Fabrice  : Au niveau de l'écriture – et ça peut paraître paradoxal –, le fait de dire des choses plus assumées et de ne pas les intérioriser me permet justement de ne pas exploser et de passer à côté de plein de rancœurs. Frustration n'a pas de revendications, on ne porte pas d'oriflamme. J'ai longtemps fantasmé l'idée du working class hero pour ma modeste personne, je suis énormément revenu du côté désabusé de la chose, dans laquelle mes camarades se reconnaissent aussi et les Sleaford Mods, à mon avis, également. Désormais, nous sommes plus dans le constat que dans le combat.

Junior  : C'est surtout l'injustice qui nous fait réagir. Sur le morceau Minimal Wife, dans le précédent album, Fabrice explique à chaque fois qu'il soutient les filles qui veulent danser en soirée sans être emmerdées. Juste danser, être tranquilles, peu importe comment elles sont habillées. Cause You Run Away évoque les femmes qui se font taper dessus par leurs mecs quand ils rentrent à la maison. Ce n’est pas politique et pourtant, ça l'est, au sens social.

Mark  : C'est aussi culturel  : on vient du punk, on fait du punk, on ne va pas chanter des morceaux de Bisounours.

Et alors qu’on dit que les utopies sont mortes, vous terminez votre disque avec un titre intitulé Le Grand Soir  !

Fabrice  : Je voulais sortir du «  Grand Soir  » communiste, qui n'est, à mon humble avis, pas une démonstration de grande réussite. Ce qui m'intéressait dans le concept, qu’il dure deux heures ou deux mois, c'est qu'à un moment, il y ait un gros coup de sécateur. Et pas que sur les branches pourries. Qu’on puisse repartir tous ensemble. Et là, c'est complètement utopiste. Je commence à vraiment douter de la réussite d’une révolution où l’on casserait tout.

Junior  : En ce moment, on parle plus de dystopie que d'utopie. Ce que disait Fabrice, c'est pareil pour les gens qui se réunissent tous les samedis pour réclamer autre chose. Peu importe la validité de ce qu'ils réclament, il n'y a pas de raison de leur tirer avec des LBD dans la gueule. Il y a plein de combats  : regarde, il y a eu 102 femmes (interview réalisée le 13 septembre 2019, ndlr) tuées depuis le début de l'année, c'est taré. Après, on n'est pas exemplaires. On n'est pas là pour donner des leçons et passer pour des rebelles de comptoir.

Vous évoquez les gilets jaunes. Dans le morceau Brume, il y a des références au SAC (Service d’action civique) et à la Gestapo. Peut-on y voir une analogie avec le contexte répressif actuel  ?

Fabrice  : Tout à fait  ! On n'est plus dans un Etat de droit. Ce qui est génial avec le gouvernement actuel, c'est qu'ils sont en train de faire croire que le retour à l'ordre et le côté Etat omnipotent  vont ramener la paix sociale et nous sortir des problèmes économiques. Je pense que le communautarisme plaît énormément au gouvernement parce que quand tu divises les gens, ils ne se lèvent plus comme un seul homme.

Cet album sort alors que le post-punk se porte plutôt très bien, avec des groupes assez jeunes. Comment expliquez-vous ce retour  ? Et comment vous situez-vous par rapport à tout ça  ?

Fabrice  : Ça ne date pas d'hier. Tant mieux parce que l'EHPAD du post-punk m'emmerde  !

Ça date de quand  ?

Fabrice  : Disons qu'on a peut-être été les premiers à remettre le pied sur une île qui n'avait pas été accostée depuis un moment.

Junior  : Il n'y a pas si longtemps, je suis allé voir Rendez-Vous et Structures avec mon fils de 18 ans. Et ils lui ont dit  : «  Frustration, ce sont les mecs qui nous ont ouvert la voie pour refaire du post-punk aujourd'hui  !  » C'est le fait de l'entendre qui m’en a fait prendre conscience.

Il y a quelque chose de marquant dans vos concerts, c'est votre public, à la fois transgénérationnel et surtout très dévoué. Comment expliquez-vous cela  ?

Junior  : On ne l'explique pas et à chaque fois, ça nous fait bizarre. Et si l’on pouvait l'expliquer, ça voudrait dire qu’on pourrait mettre en place des recettes. Et là, ça commencerait à puer du cul  !

Je sais que vous aimez jouer les seconds rôles. Mais est-ce qu'avec ce disque, il n'y aurait pas une prise de conscience de votre statut particulier dans la scène rock indé ?

Junior  : Si tu prends un acteur comme Charles Denner, il a fini par avoir un premier rôle.

Fabrice  : Ha  mais Charles Denner, c'est la classe. Par contre, je ne veux surtout pas finir comme Depardieu à bouffer des bouts de jambon comme un ogre dans une cuisine.

Junior  : A ce moment-là, on s'arrêtera  !

Frustration est en concert ce vendredi 6 mars au Trianon. Time Out vous fait gagner des places en envoyant un mail à leblog@timeout.com avec "Frustration" en objet. 

© Titouan Massé

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