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En janvier 2018, l’équipe de La CREOLE poussait pour la première fois la porte du Chinois à Montreuil, le club où a commencé l’aventure de l’une des soirées les plus courues de Paris. Une ambiance de salle des fêtes « très roots », se souvient le cofondateur Vincent Frédéric Colombo. « Le Chinois était encore en travaux, il n’y avait pas de backstages, toutes les lumières ne marchaient pas, il y avait encore un babyfoot sur le côté : on n’avait jamais vu ça ! »
C’est six mois plus tôt qu’a jailli l’étincelle. Avec la photographe Fanny Viguier, sa complice artistique depuis 2013, ils présentent leur nouvelle expo mode/photo intitulée CREOLE by CREOLE SOUL, chez Trippen, une boutique du Marais. « Pour le vernissage, on a invité les DJ Bamao Yendé et Crystallmess pour mettre une ambiance sonore ainsi que pas mal de danseurs. Le vernissage se transforme en soirée, les flics débarquent. Les gens n’avaient jamais trop vu ça, et à la fin, ils demandent où ils peuvent nous suivre. Avec l’idée de développer le projet photo, on s’est dit qu’on allait lancer un concept de soirée », se souvient Vincent.
Ce sera donc au Chinois, choisi pour son ouverture d’esprit. Très vite, la soirée commence à faire parler d’elle dans le microcosme parisien. « Au bout de la quatrième, Teki Latex demande à nous rencontrer. Il dit qu’il entend parler d’une ambiance unique et d’une énergie pas vue depuis longtemps », dit Vincent. S’ensuivent une Boiler Room frénétique en 2019, des articles dans le New York Times et dans Dazed & Confused, et surtout des fêtes où chacun et chacune se sent libre de danser comme si c’était la dernière fois.
La danse au cœur du projet
« Notre ADN est composé de trois éléments : la danse, notre moteur ; la fusion sonore ; et l’éclectisme du public qu’on accueille avec bienveillance, sans distinction, avec l’envie qu’il s’approprie l’espace. C’est un esprit triangulaire, qui circule », détaille Fanny. « Ce chaos est devenu l’essence de l’identité de la soirée », poursuit Vincent. « Sans s’en rendre compte, on a cristallisé le concept même de créolisation d’Edouard Glissant, philosophie qui nous animait et inspirait le plus. » La créolisation ? Un concept sculpté par le poète et philosophe martiniquais, qui, partant du processus de création des cultures créoles, imaginait qu’en laissant les cultures dialoguer, elles se nourriraient mutuellement pour en créer indéfiniment de nouvelles.
Lors des soirées La CREOLE, c’est surtout le dancefloor qui est en fusion, à une époque où « personne n’ose trop faire ce qu’est le but d’une fête, c’est-à-dire danser », insiste Fanny. Les soirées deviennent la cour de récréation des danseurs et danseuses de toute obédience, et un espace qu’ils et elles s'approprient et font vivre comme des interprètes brisant le quatrième mur au théâtre. Symbole de ce lien entre la scène et la salle : Snake, danseur vogueur marathonien – le voguing a toujours eu une place prépondérante à La CREOLE – présent dès la première en tant que client et qui au fil du temps est devenu l’une des figures de la soirée.
Une bande-son créolisée
L’autre aspect clé de La CREOLE, c’est sa bande-son hybride, tricotée par des résidents fidèles et les DJ invités. « On demandait aux DJ, surtout à ceux originaires des Antilles, une ambiance de midi-minuit, comme ces grands bals populaires, pour résumer l’esprit de faire la fête dans la Caraïbe, dans les communautés noires au sens large, où il y a cet aspect intergénérationnel, avec de la musique de plusieurs types. » Si Snake est La CREOLE dansée, Sylvere, avec Greg, en personnifie le son, mixant dans un même mouvement dancehall, gwoka et bass music.
Dans une époque où le mainstream tourne au reggaeton et à l’afrobeats, La CREOLE propose des soirées qui font la part belle aux musiques afro-caribéennes, autrefois confinées dans des dimensions parallèles de la nuit parisienne, et ici mixées aux musiques électroniques. Venir à une CREOLE, c’est flirter avec des ambiances et des BPM qui varient énormément, c’est se balader « entre le profane et le sacré », comme dit Fanny, entre sonorités afro, gabber, gwoka, techno, avec du kuduro ou du singeli. Un vrai manifeste pour Vincent : « On a été radicaux en proposant aux DJ de mélanger toutes les influences possibles, où les rythmes traditionnels pourraient par exemple se mêler aux sonorités électroniques. »
Un grand mix de communautés
« Cette direction artistique musicale colle aussi à notre volonté d’accueillir tout le monde sans distinction, tant que tu viens avec une bonne intention », poursuit Fanny. L’aspect fédérateur et inclusif de La CREOLE se vérifie à chaque édition, où toutes les communautés se mélangent. Et quand on évoque la notion de safe space, si galvaudée ces temps-ci, ils prennent la tangente : « On ne s’est pas labellisés comme un safe space, les gens ont défini qu’on en était un. »
En tout cas, c’est un espace qui s’est agrandi. Devant le succès, La CREOLE organise maintenant des soirées à la Machine du Moulin Rouge, l’un des plus grands dancefloors de Paris avec ses 1 200 places, contre 400 au Chinois. Le nom La CREOLE a pris du poids dans le game du clubbing parisien, avec moult soirées régulières et aftershows reprenant ses codes. Mais malgré la hype, le collectif fonctionne toujours en vase clos – ils font la com et la prog – et leurs soirées restent à taille humaine. « On aime circuler dans le public et demander aux gens leur ressenti, tant les habitués – notamment depuis le passage à la Machine – que les nouveaux visages pour comprendre leur énergie et voir s’ils ont saisi la nôtre », raconte Fanny. « On reste une soirée, avec une énergie particulière, mais on ne craint pas de devenir populaire. Mais bon, le jour où ça deviendra un commerce, avec un public qui ne sait pas pourquoi il est là, on arrêtera. » Car comme dit Sylvere, « La CREOLE, ce n’est pas une soirée, c’est un mouvement, avec une vraie philosophie ».