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Pour ouvrir un lieu à Paris aujourd’hui, que ce soit une table gastro, un bistrot ou un simple café, il semble presque inconcevable de se passer d’un conseil professionnel en matière d’ambiance et de décoration. Dans un monde instagrammé, le lien ne cesse de se resserrer entre la vue et le goût ces dernières années. « La déco est une revendication aussi forte que la cuisine sur place », affirme Emilie Fléchaire, fondatrice de l’agence de communication spécialisée Néroli. Pour elle, cela fait partie intégrante de la proposition expérientielle du restaurant. « Si le lieu n’est pas réussi, le client n’y restera pas, c’est aussi simple que cela », dit celle qui met en relation restaurateurs et créatifs. C’est elle a recommandé le duo d’architectes d’intérieur Friedmann & Versace au chef Mory Sacko pour son restaurant MoSuke afin de créer un cadre de bois clair, avec des jeux entre plein et vide et des références au végétal. Résultat : un minimalisme élégant qui ne prend pas le pas sur la proposition gastronomique tout en ciselant une atmosphère cosy.
Devenu en une décennie un mastodonte de la restauration parisienne, Paris Society impressionne plus par son talent à repérer les bons décorateurs que les chefs : le jeune Hugo Toro pour Gigi, une Jordane Arrivetz débutante pour le spectaculaire Bonnie… Une folie des grandeurs assumée qui fait accourir le Tout-Paris et les VIP internationaux. Bien sûr, l’appât du décor n’a pas été découvert en 2024. Dans les années 80, les frères Costes faisaient appel pour leurs nombreux établissements à des signatures fortes : Philippe Starck, Jacques Garcia, Christian de Portzamparc… Avant eux, c’est Slavik, un ancien décorateur de théâtre, qui régnait sur la hype de la déco des années 60-70. A son tableau de chasse : le drugstore Publicis des Champs-Élysées, le resto Jules Verne de la tour Eiffel, Chez Georges… On peut aussi admirer son travail au Duc et son inoxydable décor de yacht verni.
La street food s’y met aussi
En revanche, et c’est la nouveauté de l’époque, l’art de créer une ambiance singulière n’est plus réservé aux restaurants chic et chers. Pour la street food aussi, le sujet est devenu essentiel. Spécialiste du secteur, le collectif Uchronia revendique la création de « lieux d’expérience moderne », prenant en charge la décoration mais aussi le design du mobilier (tabourets, tables, chaises) spécifiquement pensés pour les petits espaces. Les endroits de passage deviennent ainsi des lieux de pause où les références à des 70’s fantasmées rassurent les clients trentenaires qui ne les ont pas connues, comme chez Taco Mesa et ses tons orange ou chez le traiteur Mamiche et son carrelage ondulant.
C’est rétrofuturiste aussi chez Simple Coffee, où le studio Mur.Mur, fondé par les architectes d’intérieur Lucie Rosenblatt et Benoît Huen, a misé sur le métal brossé, les miroirs et l’alternance de formes sphériques et linéaires. C’est le retour du Space Age, un stylé né dans les 60’s qui se caractérise par un univers bariolé, des innovations de matériaux – comme le plastique ou l’aluminium – et des références à la conquête spatiale ou à l’âge atomique. Un courant optimiste sur la technologie qui retrouve des couleurs chez les designers et archis de la jeune génération.
Le néo-bistrot rétro
Bien sûr, il reste des bons vieux bistrots parigots, mais là aussi, ça évolue. Le « style français », dans l’assiette comme dans les arts décoratifs, fait recette dans le monde entier. Faut-il pour autant ne rien toucher ? Pas forcément. A Paris, le décor d’un tel lieu de partage peut se (re)penser autour de la sensation rassurante du « toujours connu » que l’on retrouvera dans les classiques de l’assiette. « Quand on s’attaque à un monument de l’esprit français, c’est très risqué : nos compatriotes sont sévères lorsqu’il s’agit de leur cuisine, de leurs traditions, avance Bertrand Chauveau, chef et cofondateur de Cornichon, ouvert au printemps 2024 dans l’Est parisien. « L’authenticité d’un lieu est quasi inatteignable artificiellement, et ça peut vite donner l’effet d’un resto-brocante loupé ou d’un bistrot Disney. Nous avions les idées claires avec mon associé Paul–Henri, mais nous étions aussi certains de vouloir nous faire aider. »
La jeune agence Claves leur a conçu un établissement à mi-chemin entre l’esprit PMU (flipper, sol en mosaïque, skaï et néon) et l’élégance des belles matières à la française (velours et plafond laqué). « Nous avons voulu réintroduire les codes du bar-tabac, ces lieux identifiables et intemporels, avec quelques touches de différents styles, des années 1930 aux années 1980 », explique Laure Gravier, la cofondatrice de l’agence. « Notre pari est réussi puisque les gens ont du mal à différencier ce qui a été refait de ce qui existait déjà ! » Un grand mix qui résume bien les tendances déco des restos de la dernière décennie, faites de réinterprétations de styles passés et de résonances des références esthétiques du XXe siècle, mais aussi notre époque obsédée par l’image. Au point d’en oublier ce qu’on avale ? La décennie suivante nous le dira.