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Un gros bonhomme rose s’apprête à se jeter du haut des mythiques escalators du Bon Marché, comme une espèce de bulle de chewing-gum auquel un souffleur expérimenté aurait donné forme humaine. Ce délire, c’est celui de Philippe Katerine, détenteur de la désormais célèbre carte blanche (ou plutôt rose) que confie chaque année le grand magasin à un artiste. Depuis 2016, le spot de la rive gauche invite des plasticiens de renom à revisiter son espace central à grands coups d’installations monumentales. Ai Weiwei, Leandro Erlich, Joana Vasconcelos… Plus les années passent, plus le Bon Marché assied son statut de musée intermittent.
Cette histoire d’amour entre shopping et art n’est pas nouvelle. Déjà, au XIXe siècle, le magasin flirtait doucement avec le monde de l’art. Le lieu, fondé par les mordus de peinture Aristide et Marguerite Boucicaut, inaugurait même en 1875 une galerie des Beaux-Arts vouée à exposer les refusés du Salon du même nom. Outsider un brin provoc, le Bon Marché ? Racheté en 1984 par le groupe LVMH, le 24 de la rue de Sèvres perpétue cette tradition d’amateurs d’art en lançant une collection d’art contemporain en 1989, élargie au mobilier et au design en 2012 et aujourd’hui constituée d’une cinquantaine de pièces disséminées dans l’établissement.
Andy Warhol le disait : “Les grands magasins vont devenir des musées et les musées des grands magasins.” Si acheter une affiche ou un bouquin à la sortie d’une expo n’a rien d’exceptionnel, s’émerveiller devant des toiles alors qu’on fait ses emplettes est bien moins banal. Et pourtant, lorsque l’on se balade au Bon Marché, même les bras chargés de fringues, c’est toujours avec un regard attentif, car chaque rayon peut dissimuler une œuvre d’art. Une peinture de Jean-Michel Alberola derrière une caisse de la librairie, une table d’Angelo Mangiarotti transformé en présentoir à vêtements au sous-sol, une toile monumentale signée François Mendras au 2e étage : tous les espaces peuvent se transformer instantanément en galerie d’art. Pour les découvrir, vous avez le choix : tomber dessus par hasard avec votre caddie ou bien vous inscrire à une visite guidée dans le magasin chaque dernier dimanche du mois. A la manière d’un vrai musée, quoi.
Mais ce qui a vraiment fait du Bon Marché un centre d’art (presque) comme les autres, c’est cette fameuse carte blanche lancée en 2016. L’idée, elle, est bien plus vieille. En 1873, Aristide Boucicaut décidait d’insuffler un peu de peps dans ses rayons du mois de janvier, déserts après les fêtes, en proposant de solder des stocks de linges blancs. Ce “mois du blanc” est aujourd’hui celui d’une expo visant à générer du trafic d’une façon originale et à amener un public pas nécessairement branché art à se confronter à des œuvres de qualité. “Exposer au Bon Marché rive gauche, c’est user d’un nouveau média, le grand magasin, pour aller à la rencontre d’un autre public, aussi large que celui d’un musée”, estimait d’ailleurs l’artiste chinois Ai Weiwei en 2016, auteur de la première expo “carte blanche”.
Depuis, les gros blazes sont invités tour à tour à investir l’immense espace central avec pour seule contrainte de ne pas réaliser d'œuvre politique. Depuis Ai Weiwei, les expos d’exception s'enchaînent, remplaçant presque la biennale Monumenta du Grand Palais qui n’a pas eu lieu depuis 2016, l’espace étant en travaux jusqu’en 2024. Sous le ciel de Leandro Erlich en 2018, Branco Luz de Joana Vasconcelos en 2019, le studio Nendo d’Oki Sato en 2020, ou encore L'Amazone érogène de Prune Nourry en 2021… Le Bon Marché devrait-il être renommé le “Beau Marché” ? Une chose est sûre, plus qu’un magasin, c’est bel et bien un espace qui compte dans le paysage artistique parisien.