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Après avoir envahi le marché de la cosmétologie, le CBD s'invite dans nos verres et assiettes. Mais pas chez n'importe qui. Depuis deux ans, grands chefs, mixologues et toques pâtissières de renom se l'arrachent. Pourquoi ? Simple phénomène de mode, ou réel intérêt organoleptique ? Analyse d'une tendance qui ne fait que commencer.
Nous sommes le jeudi 16 janvier 2020. Agglutiné dans les entrailles secrètes d’un luxueux hôtel, au 254 de la rue Saint-Honoré (1er), le Tout-Paris mixologique s’est donné rendez-vous pour découvrir en avant-première la très attendue thématique de la Paris Cocktail Week. Vautré dans un authentique lit à opium laqué, on sirote ce soir-là des élixirs qui font tous référence au milieu de la drogue : “Cold Turkey” ("sevrage brutal"), “Brown Sugar” (une variété de weed hybridée)… Bienvenue au Rehab, le tout nouveau boudoir underground à la mode. Et ce n’est pas un hasard si Thierry Daniel et Eric Fossard, les deux boss de l’événement, ont choisi ce lieu : il s’agit du tout premier bar à cocktail parisien entièrement consacré au CBD, ce composé cannabique qui relaxe.
Mais pas d’inquiétude, chers lecteurs ! Si le cannabidiol (de son nom complet) est l’une des 80 molécules et quelques produites naturellement par les fleurs de cannabis, contrairement au THC, ce n’est pas un psychotrope. Avec lui, aucun effet défonce ou dépendance. Tout au mieux, ce petit frère non toxique de la beuh possède-t-il des vertus relaxantes – un peu comme bonne vieille tisane de mère-grand, en somme. Le CBD, nouvelle camomille des bobos ?
Vous ne croyez pas si bien dire ! Après avoir envahi le marché de la cosmétique, le voilà qui s’incruste depuis deux ans à peine en gastronomie. Il est même en passe de devenir plus légal que l’alcool : Nicolas Munoz, pro du shaker et taulier de Bisou, a vu dans cette molécule magique une façon maline de contourner l’arrêté préfectoral du 3 avril 2021, interdisant la vente d’alcool à emporter. Ici, il est remplacé par les eaux au cannabidiol. “Nos clients habituels ont suivi,” se félicite ce Marseillais d’origine. “On écoule 100 verres par semaine !” Mais alors, pourquoi cette hype ? Sans les effets psychotropes bien connus du vrai cannabis sativa, à quoi donc sert le CBD ?
Un intérêt gustatif ?
Dans les assiettes, même tendance. Les chefs sont au taquet pour faire mumuse avec ce nouveau composant. La raison principale invoquée ? Son goût. “ Moi j’ai utilisé l’herbe que j’ai faite infuser, parce que l’huile n’a pas de goût, ou alors juste des notes un peu terreuses”, avance Anthony Courteille, aux manettes de SAIN, classée parmi les meilleures boulangeries de Paris. Le CBD, il a découvert ça presque par hasard, en allant saluer ses nouveaux voisins – la boutique Lefleur CBD Store, elle aussi ancrée à deux enjambées du canal Saint-Martin.
En novembre 2020, le voilà qui sort une barre Choco-Relax : posée sur un biscuit à la fève Tonka, une ganache aux deux chocolats, infusée au CBD bio Orange Bud (8,50 €) . Et un Cool-Choux (6,80 €), subtile alliance de crème chantilly au même CBD et crème de marron. “Après pas mal d’essais, j’ai appris à travailler l’herbe, et surtout à ne pas trop le cuire à forte température, afin de préserver le CBD et les arômes”, souligne la toque. D’où l’idée de les cuire et les incorporer non pas dans ses fameux pains cuisinés, mais dans des crèmes ou des mousses. “En tant que chef, je considère ça comme une herbe de cuisine, au même titre que l’estragon ou le thym. Mais avec des notes qui peuvent être davantage poivrées, agrumées ou mentholées.”
Ce fameux goût, un peu herbacé et piquant, c’est aussi ce que voulait retrouver Philippe Conticini, qui confesse avoir fumé des joints plus jeune - ben dis donc ! L’hiver dernier, l’inventeur des verrines a emboîté le pas à Anthony en lançant Cirrus, un gâteau en forme de nuage très vite sold out. Chaque pâtisserie, vendue 22 € pour deux personnes, contenait 0,21 g de CBD. Pour accentuer le goût naturellement agrumé du chanvre, il l’a marié à de vrais agrumes - citron vert et jaune, crémeux pamplemousse, orange sanguine et jus de yuzu. Et pour révéler les notes mentholées et délicatement poivrées de l’ingrédient ? Là encore, la toque a joué la carte de l’accord : poivre de Timut et chocolat blanc.
Quid de l’effet relaxant ?
Mais au-delà du palais, certains vantent facilement d'autres vertus, notamment pour la santé. Le fameux cannabidiol posséderait de multiples propriétés relaxantes (baisse de l’anxiété, ralentissement du rythme cardiaque, muscles dénoués), plutôt bien venus à une époque où on parle matin-midi-soir de virus. Si les études semblent encore à approfondir sur ce sujet, c’est en tout cas l’argument évoqué par Nicolas Munoz, chez Bisou : “Au bout de deux ou trois cocktails, les clients se sentent plus détendus”, rapporte Nicolas.
Mieux, il faudrait même en ingurgiter plusieurs pour sentir l’effet (une aubaine d’un point de vue business). Chilled, la boisson à base de CBD et d’extrait naturel d’hibiscus blanc, recommande ainsi de boire “une à deux canettes par jour pendant un mois” et propose un système d’abonnement.
Un superaliment healthy ?
Car voilà, depuis quelques mois, le CBD quitte progressivement l’imagerie rasta pour envahir le terrain de la hype et du bien-être. “Ce qui est intéressant, c’est qu’on est passé d’une communication provoc’ un peu vulgaire, mettant en scène visuellement ce côté sulfureux du chanvre, à une communication plus branchée, reprenant des codes graphiques axés bien-être, voire healthy”, analyse David Migueres, co-fondateur avec Martin Gunther de l'incontournable canette Chilled. Laquelle joue effectivement sur un design épuré, des tons pastels et une police raffinée.
Leur clientèle ? CSP+ et obnubilée par l’idée de consommer une boisson “saine, sans additifs” avec “zéro sucre et seulement 1 calorie”. C’est d'la pure, bébé ! Le chanvre d’où provient le CBD est garanti “sans OGM” et traité “de façon totalement naturelle”. “On compte énormément de jeunes mamans parmi nos clients, plutôt branchées yoga que fumette”, plaisante le jeune entrepreneur. “Je pense même que 90% de nos clients n’ont jamais fumé de joint, ou alors une fois dans leur vie, à 16 ans !”
Une vie saine, un design au chic minimaliste, c’est aussi le fonds de commerce de la chaîne veggie-vegan Wild and the Moon, empire de l’orthorexie et temple de la branchitude. Entre deux jus détox jus pressés à froid et une collab avec Off White (la marque de Virgil Abloh) la fondatrice Emmanuelle Sawko a osé dès novembre 2018 un "Hollyweed" très BCBG. Un lait de noix de cajou “aux vertus anti-stress et relaxantes”, dans lequel un extrait de cannabidiol côtoyait sirop d’érable, poudre de vanille et fleur d’oranger (5,50 € les 250 ml tout de même).
Marketing et opportunité business
Nicolas Munoz est plus nuancé : “Le CBD en gastronomie, c’est aussi - mais pas que - un outil de com’ pour des marques et des lieux” résume-t-il sans langue de bois. Et ça, Simon Benitah l’a bien compris. Après avoir roulé sa bosse en agence de pub, ce jeune homme plein d’idées a tout lâché pour aider son père à ouvrir en juillet 2020 un resto familial, Will’s Deli, rue Poissonnière, dans le 2e arrondissement. “William, mon père, boucher de métier, avait depuis huit ans une société [Will Smoked Meat] qui fournissait en viande fumée les plus grands chefs étoilés, du Georges V au Ritz en passant par Joël Robuchon”, raconte Simon, hilare. “Une entreprise dont l’improbable slogan était ‘Nous ne fumons que la viande, et laissons l’herbe aux vaches’.”
“Quand on a lancé le Deli, je me suis dit qu’il fallait aller au bout du délire paternel, en proposant un pastrami au CBD", explique-t-il. C’est comme ça qu’un décadent “Pastraweed” s’est retrouvé à la carte. Oui, comme dans Family Business, l’excellente série Netflix, qui croque une famille embarquée dans un biz de fabrication et deal de cannabis ! “C’est mon daron qui a trouvé le nom”, poursuit Simon. A 18 €, ce petit luxe fumé au chanvre et nappé d’une sauce à l’huile de CBD, casher, se vend comme des petits pains. "Ça marche tellement bien qu’en juin, on sort un menu tout-CBD”, s’exclame Benitah Junior. Et il planche aussi sur “un kit autour de 90 € pour customiser soi-même son fameux sandwich à la pastraweed, avec pochon de CBD, briquet et tee-shirt aux couleurs de notre marque !”
Un biz qui peut rapporter gros. L'UIVEC (Union des Industriels pour la Valorisation des Extraits de Chanvre) estime que le marché français du CBD génère environ un milliard d'euros par an – en prenant en compte toute la filière, de la production à la vente. Et à l’échelle mondiale, Deloitte pense que le marché peut atteindre jusqu’à 17 milliards de dollars en 2026. Stupéfiant !
Le commerce de David Migueres et Martin Gunther non plus ne connaît pas la crise : “Chilled, c’est 200 000 canettes produites par mois en 2021, 620 % de progression entre décembre 2020 et janvier 2021, et un taux de fidélité de 30% des consommateurs.” Selon ses prévisions, “entre 1,2 et 2 millions de canettes de la marque seront vendues en 2021”. A voir donc, mais pour lui, cette tendance au CBD risque bien de faire long feu dans les prochains mois !