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Victor Bert s’est fait un nom dans la capitale en redonnant vie à un éventail de professions artisanales dont on ignorait qu’elles existaient encore. Rendez-vous est pris mi-janvier dans son atelier de la rue Saint-Nicolas, dans le 12ᵉ arrondissement à Paris, juste en face de la Société Nationale des Meilleurs Ouvriers de France. Sur la vitrine est inscrit son nom en blanc, avec des contours dorés. Pas de sonnette, on frappe à la vitre. C’est sa collaboratrice qui nous ouvre avec un grand sourire, précédée de Victor, 32 ans, sosie du créateur de mode Simon Porte Jacquemus. On se retient de faire la comparaison lors de nos présentations. Qu’importe ce détail, on est déjà entraîné dans un tour du propriétaire : à notre droite, une machine de finition de gravure digne d’une invention du Doc dans Retour vers le futur. À notre gauche, un établi pour tailler et graver la pierre, où gisent des gravelets et une massette. Tout droit, la kitchenette en bois, murs et sol blancs – un minimalisme que ne renierait pas son doppelgänger du monde de la mode, soit dit en passant.

Notre regard est attiré par une affiche encadrée au mur, sur laquelle est dessiné un bus rouge londonien et où l’on peut lire Letterheads 2018. Sourcil levé, interrogateur – mais qu’est-ce donc ? L’intéressé réagit aussitôt : « Ce sont des rendez-vous initiés en 1975 aux États-Unis par des peintres en lettres. D’abord confidentiels, ils regroupent aujourd’hui plus d’une centaine de passionnés qui se réunissent chaque année dans une ville différente à travers le monde, durant trois jours, pour participer à des conférences et workshops. » De là à dire que les Letterheads sont aux peintres en lettres ce que le Hellfest est aux metalheads, il n’y a qu’un pas. La comparaison fait rire notre hôte, qui est aussi un habitué de son équivalent français, la Martre, qui se tient depuis 2023 chaque mois d’octobre en Bretagne.
Victor Bert est le jeune artisan parisien que tout le monde s’arrache : véritable couteau-suisse, il réhabilite avec finesse plusieurs professions tombées aux oubliettes et, pour certaines, vieilles de plus de 2000 ans : graveur sur pierre, bois et verre, doreur, calligraphe, peintre en lettres… Celui qui dit avoir une passion pour les vieilles pierres depuis tout petit a grandi à Clichy et s’est formé, après le bac, à la gravure sur pierre. Son premier gros chantier, et pas des moindres : la façade de la basilique de Saint-Denis, dont il devait restaurer une inscription gravée en latin. Une fierté non dissimulée de participer à notre histoire et à notre patrimoine communs, d’autant que, l’année dernière, il a gravé le caveau de Missak et Mélinée Manouchian pour leur entrée au Panthéon, et, précédemment, ceux de Joséphine Baker en 2021 et de Simone Veil en 2018. Victor ne cache pas que, dans le cadre de ces missions, la pression est forte et cite, parmi ses hantises, celle de la faute d’orthographe sur un monument commémoratif… Tout de suite, nous vient en tête l’exemple de la plaque inaugurée en 2016 en hommage aux victimes de Charlie Hebdo, où le « i » à la fin de Wolinski s’était transformé en « y ». On en convient, ça fait tache.

Si vous vous demandez où vous avez bien pu croiser le travail de Victor, voici une liste non exhaustive : le restaurant Datil de la cheffe Manon Fleury, La Communale à Saint-Ouen, le restaurant Jip d’Esu Lee, le coffee-shop et bar à vins Causeries, le studio de l’architecte Edgar Jayet, les locaux de la rédaction de Plume, le 48 Collagen Café, la boutique de prêt-à-porter Cinabre, le réfectoire Sapid d’Alain Ducasse et Romain Meder… Sa clientèle se diversifie, son travail tape même dans l’œil des marques et maisons de luxe. On aperçoit d’ailleurs des boîtiers de fards à paupières Victoria Beckham gravés d’initiales à destination de clientes happy few. Ça lui est aussi arrivé de personnaliser des bouteilles de grands crus ou de calligraphier des invitations de défilé. De son propre aveu, « la demande a explosé à la sortie du Covid mais aussi peu avant les Jeux olympiques de Paris, où tout le monde s’est réveillé au même moment ». Aujourd’hui, il tourne autour de trois à quatre commerces par semaine, sans compter les missions ponctuelles. Cet engouement pour des savoir-faire artisanaux ne se justifie pas seulement par une forte présence sur les réseaux sociaux : selon une étude financée par le ministère de la Culture, le Comité Colbert, l’Institut pour les savoir-faire français (ex-Institut national des métiers d’art) et la Fondation Bettencourt Schueller, et publiée l’année dernière, le secteur pèse 68 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Sans parler de « l’effet Notre-Dame », qui a mis en lumière des corps de métiers comme vitrailliste ou charpentier, trop souvent invisibilisés, ainsi que de l’intérêt du luxe pour sensibiliser le public à des artisanats précieux grâce à des structures comme le 19M par Chanel ou Manufacto par Hermès.

Véritable homme-orchestre, Victor manie aussi bien les ciseaux et la massette que les brosses et la peinture glycéro, lui qui s’est formé à la peinture en lettres tout seul, en autodidacte, en matant pas mal de vidéos, en côtoyant les vieux de la vieille – pas peu fiers de transmettre leur savoir-faire – et en se plongeant dans des bouquins. « Je suis un amoureux de la lettre, elle est partout, dans nos vies, tout le monde en a besoin pour des usages différents. » Cette passion, il la nourrit continuellement, avide d’apprendre de nouvelles techniques pour se perfectionner ou glaner des inspirations typographiques. En attestent les livres impeccablement alignés et conservés dans sa bibliothèque, qui se trouve dans son bureau. Victor nous montre sa collection de beaux livres, de manuels de calligraphie et de catalogues anciens consacrés à la typographie, à la peinture en lettres et aux techniques de gravure sur pierre et sur bois. Des trouvailles qu’on ose à peine feuilleter, comme ce Nouveau recueil pratique Lettres modernes à l’usage des peintres de Louis Ramade, jauni par le temps, ou cet Album du peintre en bâtiment – 1ʳᵉ Série Ornements Filage, pas tout jeune non plus. En ce moment, il avoue une obsession pour la gravure sur pierre tombale et nous sort l’ouvrage Schrift Symbol in Stein, Holz und Metall : « C’est très intéressant de voir le travail varié et possible avec des inscriptions post-mortem sur pierre, c’est quelque chose de très répandu en Allemagne et qui n’existe pas vraiment chez nous. Plus généralement, le travail de la pierre a cette dimension ornementale mais aussi celle de marqueur historique et temporel », confesse-t-il, les yeux rivés sur l’ouvrage en question, fasciné.

Dans la salle attenante se trouve l’atelier uniquement consacré à la peinture en lettres, où s’affaire une jeune apprentie. Jetant un œil par-dessus son épaule, on constate que le travail est précis, minutieux, aussi méditatif et apaisant que de regarder des vidéos d’ASMR sur YouTube. On déballe le matos : des brosses à peinture aux poils longs, en guise de réservoir pour conserver la matière, et à l’embout droit pour épouser les angles. La peinture à main levée se fait soit les mains croisées, soit avec le petit doigt ou la canne pour avoir un appui. « Quand on débute, je peux vous dire que vous avez noirci des kilomètres de papier à force de dessiner des barres droites impeccables ! C’est comme ça que le geste devient mécanique et précis », affirme Victor. En onze ans de métier, il a su varier les plaisirs et ne compte pas s’arrêter là. Travailleur acharné, son travail lui prend actuellement tout son temps, laissant peu de place à d’autres loisirs.
En véritable geek, Victor est animé par ses « métiers-passions » et, lorsqu’il se balade à vélo dans Paris, c’est pour mieux admirer et répertorier les enseignes rétro. Ses objectifs pour cette année ? Honorer, bien évidemment, les commandes qui affluent : deux hôtels en Suisse, un palace à Paris, un hôtel sur la French Riviera, et bien sûr, encore et toujours, des restaurants et cafés à Paris... Ou encore explorer la gravure sur métal, là aussi en s’enfilant des heures de vidéos sur Internet et des bouquins spécialisés.
Victor ne cache pas qu’il aimerait dépasser le statut de simple artisan pour devenir également artisan d’art, aspirant toujours à plus de créativité. Il aimerait aussi faire plus de pilate pour se maintenir en forme, car la crampe et le mal de dos ne sont jamais bien loin : « On omet souvent de dire que ces métiers se pratiquent à l’extérieur, dans le froid ou dans la chaleur, que ça demande de garder une même position pendant un certain temps. Il faut avoir la patience d’un moine copiste, parfois ! »