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En dix ans, il s'en est passé des choses sur ce morceau de fleuve de moins de deux kilomètres, à cheval entre le 12e et le 13e arrondissement. En dix ans, on aura vu apparaître, briller puis disparaître Concrete, vaisseau référence des musiques électroniques, coulé en 2019 pour des histoires de mauvais bail. Et le Batofar, vendu et aujourd'hui évanoui dans un homonyme salsa. De cette décennie flottante dorée, il ne reste que Petit Bain, sans doute le plus discret des trois. Peut-être aussi le plus aventureux.
Petit Bain, c'est un espace pas banal, une tronche comme on dit dans le cinéma. Une barge construite en 2011 qui mesure 45 mètres de long, 11 de large et 6 de hauteur. « L'intérêt de construire une salle de spectacle dans un bâtiment flottant, c'est aussi de redonner de la vie sur les quais de Seine, d'offrir un espace privilégié (comme une île), multi-orienté », explique pour sa part Margot Cordier, l'architecte de l'agence Encore Heureux en charge du projet.
« 10 piges » en miroir d’une décennie
En juillet dernier, Petit Bain avait imaginé une grosse sauterie pour fêter sa décennie d'existence. Le flou épidémique étant ce qu'il est, ils avaient préféré remiser les cotillons dans la cale et attendre le bon moment. Lequel est enfin arrivé puisque, à partir du 8 novembre, Petit Bain célèbre ses « 10 piges » avec dix dates disséminées sur plusieurs mois, et une clôture envisagée pour leur… 11e anniversaire.
L’affiche est un brillant abrégé de la décennie écoulée du lieu. Un programme où se côtoieront, entre autres, une résidence « I Hate World Music », une cuvée de la teuf queer Kindergarten, une soirée avec Don Pasta, un DJ qui mixe en faisant des pâtes, un plateau rap entièrement féminin ou encore une réunion de célèbres et fidèles artistes passés par la barge. Cet éclatement stylistique est une des caractéristiques du lieu, une des raisons de son attractivité et un bon prétexte pour (re)saisir le sel de cette bicoque pas comme les autres.
10 ans au-dessus des genres
A l'année, Petit Bain héberge 250 concerts et soirées clubbing, dont une grosse majorité (70 %) qu'il produit ou coréalise. Autant dire un rythme de dingo. Cette prog, c'est de l'artisanat, du fait main, avec passion. « Ce que j'aime avec Nicolas Cuinier, Johannes Bourdon [ndlr : deux des programmateurs avec Camille Rossignol], c'est qu'ils sont très souvent en amont des informations. Ils sont défricheurs », insiste Jiess Nicolet, de la boîte de production de concerts Vedettes. « En tant que tourneur, avoir des gens experts dans leur domaine et qui connaissent leur public, c'est rassurant. Quand ils investissent, ils savent que ça peut marcher. »
La ligne artistique entre tous ces azimuts ? « Il n'y en a pas !, rigole Johannes. On ne voulait pas être enfermés dans un genre. Je pense aussi qu'il y a une lassitude du public de chapelle. Ils n'écoutent plus uniquement que de la techno ou que du rock. Les gens sont bien plus ouverts. »
Bien sûr, le tropisme rock indépendant (au sens très large) des programmateurs successifs est un terreau évident. Mais ils n'auront jamais arrêté de tenter des choses et de semer des graines dans tous les prés, surtout passé minuit. « La nuit, on l'a presque prise comme un fardeau au début, comme une nécessité économique, qu'on a appris à apprivoiser, à aimer, reconnaît Johannes. Puis, certains collectifs nous ont fait confiance et nous ont fait évoluer. Je pense à La Darude notamment. »
Autre acteur des nuits de Petit Bain, la soirée queer Kindergarten a fait sa date inaugurale en septembre 2017. Hugo Do Peso, l'un des fondateurs du collectif, a tout de suite senti que ça allait coller : « On savait le club très LGBT friendly, ouvert à des projets artistiques alternatifs. Ça nous tenait à cœur de trouver des espaces qui ne sont pas catalogués comme club, de se fondre dans une programmation hyper-éclectique, de ne pas être une soirée parmi tant d'autres. Tu sais que tu auras le soutien du club pour explorer en dehors des codes. »
Lorsqu'on ponce sur le temps long la programmation de Petit Bain, une chose marque, c'est la fidélité des groupes et collectifs. La raison ? « C'est un peu niais à dire ça mais ce sont des gens sympas. On s'y sent un peu comme à la maison » soumet Hugo de Kindergarten. De son côté, Johannes expose la chose de manière presque militante : « Les gens ont un peu l'impression qu'on est une SMAC. Et aujourd'hui, il y a d'autres critères qui entrent en compte dans un club, comme être une safe place, qui sont venus nourrir notre réflexion. Le club, ce n'est plus seulement un DJ, c'est tout un environnement. Par exemple, Kindergarten nous sont restés fidèles, alors qu'ils auraient pu faire une salle trois fois plus grande. Parce qu'ils sont contents des conditions d'accueil, qu'ils se sentent écoutés. »
L'autre point fort de Petit Bain, c'est sa dimension sociale. « On est ouvert à tous les publics. Donc on essaye d'aller chercher ceux qui ne viendraient pas spontanément » lâche Laurent Decès, le directeur du lieu. La barge propose, pour chaque soirée et concert, un tarif social et multiplie les initiatives avec les quartiers du 13e et les réfugiés. « Depuis 2016, avec le projet Welcome, il y a des concerts dans des centres d'hébergement d'urgence, des ateliers pratiques. On a lancé une formation qualifiante aux métiers techniques du spectacle. »
Et après ?
Pour les dix prochaines années, Petit Bain veut développer sa relation avec le 13e arrondissement, « un défi » pour Laurent Decès. « Faire sortir les quartiers du 13e vers Petit Bain, ce n'est pas simple. » Au niveau artistique, le défi sera de négocier le virage rap, avec une date 100 % rappeuses émergentes pour l’anniversaire. Un virage que Petit Bain veut réussir comme pour le clubbing, « en étant prescripteur ».
Mais si le futur de Petit Bain se passait loin de Petit Bain ? « L'asso fondatrice s'appelle la Guinguette Pirate, ce n'est pas anodin comme nom, rappelle Laurent Decès. Il y a dès le début l'idée d'interroger les usages du fleuve, de la voie d'eau. » Ainsi, l’équipe a produit en septembre dernier la deuxième édition de l’Odyssée, un événement entre guinguette géante et régate en collaboration avec d’autres établissements flottants de la région parisienne. Parmi les capitaines à la barre de l'Odyssée, Ricardo Esteban, déjà présent lors de la création de la Guinguette Pirate en 1995, du Batofar et de… Petit Bain. La boucle de la Seine n’est pas encore bouclée pour Petit Bain.