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Quel futur pour la nuit parisienne ?

Écrit par
Smael Bouaici
Dure Vie
© Dure Vie
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Généralement profitable pour les établissements de nuit, la Saint-Sylvestre, qui approche à grands pas, s’annonce bien terne cette année. Après deux semaines de confinement, il semble assez clair qu’on ne retournera pas faire la teuf tout de suite à Paris. Les bars et restaurants pourront peut-être rouvrir le rideau d’ici janvier, mais guincher au milieu d’une foule sur un dancefloor ne semble pas une idée réaliste avant la fin de l’hiver – tandis qu’un vaccin ne sera pas disponible pour la population avant l’été dans le meilleur des cas. Pourtant, les professionnels de la nuit (patrons de bars, DJ, directeur artistique ou producteur de spectacle), même s’ils commencent à fatiguer, ne baissent pas les bras. Les uns remodèlent leurs lieux de manière Covid friendly et adaptent leurs offres à cette nouvelle donne, les autres imaginent des protocoles sanitaires audacieux pour libérer les festivals et des moyens pour aider les artistes privés de scène… Pour Time Out Paris, cinq acteurs de la nuit parisienne racontent leur vision du futur de la fête.

Brice Coudert, fondateur de l’agence Underscope, ex-DA des clubs Concrete et Dehors Brut

"Proposer des line-up qui véhiculent autre chose que de la musique"
 Jacob Khrist
© Jacob Khrist

“La crise du Covid a montré que les politiques nous voyaient toujours comme des limonadiers et des organisateurs de free party. Il y a de l'incompréhension, les institutions n'ont toujours pas compris notre rôle. Avec Underscope, quand on organise un concert assis à la Gaîté lyrique, c’est aussi pour montrer que notre musique n'est pas forcément une musique de boîte de nuit. Il y a une vie pour cette musique en dehors du club, j’en suis persuadé, et il y a aussi de l’argent hors du club pour les artistes. Pour continuer à exister en tant qu'artiste aujourd'hui, il ne reste qu’Internet et notre projet tombe plutôt bien, puisqu’il consiste à optimiser les revenus liés à la musique en allant chercher les droits d'auteur, ce qui est très mal fait aujourd'hui dans notre scène, et en rendant leur musique disponible sur toutes les plateformes de streaming. L’objectif est que les artistes dépendent moins de la scène financièrement. Mais à un moment, il va quand même falloir que le club revienne.

Mon plus grand kif, c'est de faire des line-up. Après Dehors Brut, on travaillait sur un autre lieu, et je n'attends que ça, d’avoir un club qui me permette de faire jouer les artistes que je défends. La mixité et la parité étant plus que jamais au centre de mes réflexions, j’ai envie de construire un club où les gens viennent parce qu'ils nous font confiance sur la musique, mais avec une programmation plus intelligente : arrêter d'avoir trois artistes sur quatre qui prennent des avions, pousser la scène locale avec des concepts de résidents… C'est la responsabilité d'un programmateur de proposer des line-up qui véhiculent autre chose que de la musique. C'est dans cette direction que je veux aller.”

Deborah Hazotte, productrice du festival parisien Dream Nation et fondatrice du label Audiogenic

“Des chiens détecteurs de Covid à l’entrée des festivals”
Deborah Hazotte
Deborah Hazotte

“Avant de me lancer dans le monde du spectacle, je travaillais pour un laboratoire de recherche pharmaceutique, Sanofi. Dès le début de la crise du Covid, j’ai fait une veille rigoureuse des avancées scientifiques, et je me suis intéressée aux protocoles sanitaires. J’ai notamment fait partie du groupe de travail du Prodiss (le syndicat des entreprises de spectacle, ndlr) afin d’établir le sien. Je me suis beaucoup amusée à contacter des chercheurs afin de trouver des solutions pour le spectacle. J’ai ainsi découvert les travaux d’un chercheur de l'école vétérinaire de Maisons-Alfort, qui a dressé des chiens à la détection du Covid. L’idée serait d’avoir des chiens de dépistage pour les festivaliers à l’entrée des événements. En cas de positivité, on pourrait le vérifier avec un test salivaire Easycov qui donne des résultats en 30 minutes. La préfecture a trouvé ça génial, mais l’Agence régionale de santé, dépendante du ministère de la Santé, a douché nos espoirs en nous mentionnant que c'était “hors recommandations”. Pour l’instant, la mise en place de ce protocole expérimental n’est pas possible mais pourquoi pas pour 2021 ! Une équipe du CNRS de Strasbourg est en train de faire une preuve du concept, avec le projet Covidog. Dans un avenir proche, pourrions-nous rencontrer un Cerbère à l’entrée des aéroports ou aux portes d’une salle de concerts, qui, selon notre odeur, nous laisserait la voie libre ? Plusieurs pays l’utilisent déjà dans les aéroports. Ce serait une avancée importante, car si nous pouvons prouver que tous les participants qui entrent dans un événement sont négatifs, ils pourraient récupérer leur liberté à l'intérieur, avec un protocole sanitaire allégé. Mais pour le moment, nous ne savons pas quand nous pourrons rouvrir ni dans quelles conditions.

Quoi qu’il en soit, il est improbable de refaire des festivals a minima avant avril 2021. Aujourd’hui, de mon côté, j’imagine différents scénarios avec des protocoles pour les événements indoor et outdoor afin de pouvoir être prête dès la reprise. Je n’ai qu'une envie, c'est de ressortir avec mes potes, de danser sur de la musique, qui aurait cru que ça puisse autant me manquer ? Je ne m'en rendais pas assez compte, mais faire la fête, c'est socialement fondamental.”

Na'Sayah (cogérant de l’agence H A ï K U et DJ résident Transmoderna)

“Je ne voudrais pas qu’on perde la diversité qui s’installait dans les soirées parisiennes”
Nadir Sayah
Nadir Sayah

“Je ne sais pas ce que la nuit va devenir mais je sais ce que je ne veux pas qu’elle devienne. Quand on va pouvoir refaire des fêtes, j’aimerais surtout qu’on ne perde pas la diversité qui était en train de s’installer dans la nuit parisienne, qu’on ne se cloisonne pas entre tribus. On était dans une bonne tendance avec des soirées où l'on pouvait avoir des Noirs, des Beurs, des gays, des lesbiennes, de tout. Beaucoup n'avaient plus cette crainte d'être refoulés à l'entrée d'un club parce qu’ils ne sont pas blancs et accompagnés par trois filles. En sortant du premier confinement, j'avais l'impression que les seuls qui avaient le droit de voir des DJ's, c'était ceux qui pouvaient se le permettre parce qu’il fallait payer une table pour y accéder. Je ne voudrais pas qu'on retombe dans la sélection par l'argent et qu'on perde tous les acquis des dernières années.

J'espère qu'on pourra de nouveau se rassembler rapidement parce que c'est ce qui fait qu'on est humains. On ne peut pas vivre sans. Là, on se rend malades plus qu'autre chose. J’espère qu’on va apprendre de cette crise pour faire la fête mieux qu’avant, dans le respect de l’environnement, dans le mélange des genres et avec des prix plus raisonnables. Une bulle était en train de se former dans le clubbing, avec des DJ’s de plus en plus chers, et le coronavirus est venu l'exploser avant qu'elle n’implose. Le marché devenait insensé. Certains qui avaient tendance à se voir plus grands qu'ils n’étaient auront peut-être pris du recul. Cet été, on a vu des DJ’s accepter des dates qu’ils n’auraient jamais acceptées en temps normal. Si cette crise peut faire en sorte que les choses redeviennent plus normales et accessibles au plus grand nombre, ce serait bien.”

Filipe Alvès, fondateur du groupe Démesure (La Démesure, La Démesure-sur-Seine, L’Atelier des artistes, Le Loft du pianiste)

“On a remodelé nos lieux pour cadrer avec les nouveaux comportements”
Filipe Alves
Filipe Alves

“Je ne sais pas comment la nuit parisienne va ressortir de cette deuxième vague mais je pense qu'on ne pourra pas rouvrir avant fin janvier, et ce sera avec des conditions et des restrictions encore plus folles. Il faut comprendre qu’on ne fait pas que vendre des bières pour l'apéro. Les lieux de nuit ont un rôle psychologique sur le bien-être de la population. J'ai l'impression qu'on est dans une sauce qu'on réchauffe et refroidit en permanence, mais à un moment, la sauce va tourner. On a beau être valeureux… Demain, le soutien de l'Etat ne doit pas être qu'économique. Il faut libérer de l'espace d'exploitation, continuer avec les droits de terrasse, peut-être imaginer des espaces dédiés à la culture dans chaque quartier, pourquoi pas organiser des événements dans les locaux des entreprises…

De notre côté, on se réinvente : le groupe Démesure est déjà migratoire depuis quelques années, dès qu’il fait beau, on va au soleil. Aujourd’hui, on est en train d’emmener nos établissements vers la distanciation et vers une fête plus “artisanale”. On a la chance d'avoir de grands espaces, et pendant que nos lieux d'été tournaient, on en a profité pour préparer nos lieux d'hiver, qu’on a remodelés en appartements pour cadrer avec les nouveaux comportements, avec l’idée de provoquer des sortes de crémaillères. Ce format nous permet de “zoner” les gens. Par exemple, sur 400 m2, on ne va recevoir que 80 personnes, dans plein d’espaces différents. On est en train de réinventer les codes du bistrot ou de la discothèque avec des petits salons, où l’on va pouvoir intégrer les artistes, un DJ dans une pièce, un pianiste dans l’autre, un cuisinier dans celle d’après… Pourquoi on ne voit presque jamais un DJ set et un concert dans la même soirée ? C’est l’occasion de recréer une convergence.”

Zouzou Auzou directrice et associée des Rosa Bonheur à Paris.

“Il faut des nouveaux formats parce que ce n'est pas possible de remplacer le dancefloor”
Zouzou du Rosa Bonheur
Zouzou du Rosa Bonheur

“Ce qui me fait le plus peur pour l’avenir, c'est qu’on tombe dans l’individualisme, qu'on brise le lien social avec tous ces gens isolés chez eux. Partager une pizza, ça n'a pas de prix en ce moment. La nuit est un exutoire physique et mental et là, on est tous enfermés comme des hamsters derrière nos ordinateurs et nos télés à se bourrer le crâne d'images horribles. Culturellement, on a enlevé quelque chose aux gens et je trouve ça grave. Quand on va retirer le bouchon, toute la vapeur va sortir d'un coup. Déjà, en juin, c’était n’importe quoi, moi la première, je suis partie faire une rave à Vincennes, juste pour relâcher la pression. Il faudrait pouvoir ouvrir à petites doses, parce que là, on pousse presque les gens à monter des bars clandestins. Si on autorisait de temps en temps des fêtes, avec un protocole et en accord avec les forces de l’ordre, je suis sûre qu’on pourrait faire quelque chose. Le problème, c’est qu’en France, on est tout de suite dans la répression. Les clubs, ça risque de se compter en années avant une reprise. Il faut donc réfléchir à des nouveaux formats parce que pour moi, ce n'est pas possible de remplacer les artistes et le dancefloor. On pourrait organiser des fêtes à jauge réduite dans des espaces comme le Grand Palais, tu danses dans ton petit rond, une fois que tu as fini, tu laisses la place… On a cherché à se réinventer, on a fait des livestreams avec Ed Banger, on a voulu organiser une silent party avec des casques sur la terrasse du Rosa Bonheur Buttes-Chaumont, mais c’est compliqué et les artistes ne sont pas payés. C’est tout un écosystème qui est à l’abandon et je suis inquiète pour le bien-être des gens.”

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