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Depuis sept ans, la vie de Lee Shulman ressemble à une (très) longue soirée diapo. Imaginez : pour The Anonymous Project, son anthologie photographique du quotidien, le réalisateur et collectionneur britannique a rassemblé (et analysé à la loupe) près d’un million d’instants volés prêts-à-projeter.
Des boîtes et des boîtes et des boîtes de diapositives des années 1940 à 1980 trouvées sur eBay ou envoyées par des anonymes. Depuis sa première grosse expo à Arles en 2019, ses photos ont voyagé jusqu’en Corée, joué au jeu des sept erreurs avec celles de Martin Parr et lui ont valu un coup de fil encensoir de Christian Lacroix. Mais pourquoi ces images captées par des amateurs, parfois mal cadrées et ne présentant aucune célébrité, fascinent-elles tant ? Éléments de réponse avec Lee Shulman, au milieu des piles d’archives bien vivantes de son atelier, alors que certaines d’entre elles sont en ce moment exposées à la Samaritaine.
Une poétique imparfaite de l’infra-ordinaire
“J’ai une mémoire photographique”, nous explique Lee Shulman en compulsant un classeur rempli de diapositives vintages, parmi la centaine d’autres empilés sur les étagères. C’est le cas de le dire : “C’est fou parce que je connais toutes ces images par cœur. Je suis devenu très attaché à ces gens, comme si c’était ma famille.” Sur le million de diapos reçues, 30 000 font aujourd’hui partie de la collection. 30 000 photographies d’inconnus choisies, classées, scannées, et, pour une infime partie d'entre elles, montrées au grand public à travers des expositions.
Pourquoi celles-ci et pas d’autres ? “Je ne choisis que des clichés en close-up de la vie intime des gens : une fête d’anniversaire, un couple qui s’embrasse… Ce qui compte, c’est la valeur émotionnelle de ce qu’il se passe dans l’image.” Des photos en couleur, pour qu'on puisse rentrer pleinement et directement dans l'image, sans aucun filtre. En Georges Pérec de la photo, Lee Shulman veut réaffirmer par son projet le pouvoir de l’infra-ordinaire, montrer le banal, l’intime, le quotidien, “quelque chose qu’on retrouve très rarement dans la photographie professionnelle et dans les expos”, déplore-t-il. Peu importe si elles sont mal cadrées, s’il y a des erreurs de composition. Lee Shulman, qui adore les imperfections, a même conçu un recueil à partir des photos de têtes coupées issues de sa collection (Head’s Up, 2022). Dans l’art de la photo de famille, il n’y a pas de raté.
Photos de famille et photobombing
Si 80 % des clichés de la collection proviennent des Etats-Unis, ce qu’ils racontent est universel, d’autant plus qu’ils sont tous anonymes. Ce qu’ils montrent finalement, explique Lee, “c’est que nous sommes une grande famille.” Encore un cliché ? Qu’importe : “Il faut se battre pour cette idée”, selon le réalisateur-collectionneur. C’est ce qu’il fait. Alors que la collection, qui couvre essentiellement les années 1950 à 1960 aux Etats-Unis, est imprégnée de l’histoire de la ségrégation, Lee Shulman remarque que sur la plupart des images, une chaise est restée vide. C’est la chaise du photographe, qui s’est levé pour prendre le cliché. Et une opportunité.
“Je voulais faire une collaboration avec Omar Victor Diop (photographe sénégalais connu pour ses autoportraits, ndlr), qui est un grand ami, et j’ai réalisé que cette chaise pouvait être la sienne”, explique Shulman. Dans leur projet commun, Being There (2023), Omar Victor Diop s’incruste dans les clichés anonymes choisis par Lee, qui l’a shooté en studio dans des vêtements d’époque avant de l’intégrer dans ces photos de familles blanches américaines. Des images inimaginables pour l’époque aux Etats-Unis, où les mariages mixtes sont restés illégaux jusqu’en 1967.
Le résultat de ce photobombing du futur est confondant, un travail d’orfèvre, à la fois drôle et politique, qui répond aussi à l’ambition générale d’inclusion de The Anonymous Project. “Je veux faire des choses grand public, qui aillent vers les gens. C'est aussi pour ça que je travaille beaucoup les scéno de mes expositions en laissant une place au visiteur. J’adore qu’on se prenne en photo dans mes expos, j’ai envie que les visiteurs deviennent acteurs de l'œuvre, qu’ils touchent au décor pour faire partie de l’image.”
Sur les pas de Parr
Travailler avec d’autres artistes comme Omar est un des moteurs du projet, dit-il : “Je crois énormément à la collaboration, je pense que le futur de l’art tient à ça.” En 2019, à Arles, il rencontrait par hasard Martin Parr, alors que le photographe sortait justement de son exposition. “Il m’est rentré dedans. J’ai voulu lui dire que j’aimais son travail, I love your work, mais j’ai sorti I love you”, rigole-t-il. La passion est réciproque. Magnum Photos, qui représente Martin Parr, propose à Shulman d’imaginer quelque chose ensemble. Le projet est lancé : “il m’a donné accès à toutes ses archives, et en trois semaines, j’ai trouvé 300 images qui fonctionnaient de pair avec les miennes. Je les lui envoie par e-mail, il me répond en un seul mot : yes.”
Dans le livre qu’ils ont réalisé ensemble, Déjà View (2021), les photographies de Martin Parr côtoient celles des anonymes sans qu’aucune distinction ne soit faite entre les deux. “Personne d’autre n’aurait accepté un projet comme ça : mettre des photos amateurs à côté des siennes et dire que c’est, en quelque sorte, la même chose, c’est quand même hyper courageux”, estime Shulman. “C’est aussi pour ça que je l’aime. En art, je combats l’opposition professionnel / amateur. De toute façon, ce qui compte ce n'est pas de faire les plus belles images possibles, mais d’avoir quelque chose à dire, d’avoir une voix.”
Après le livre, la collaboration entre les deux artistes a pris une nouvelle dimension : Lee Shulman s’apprête à sortir cette année son documentaire réalisé avec le photographe, sobrement intitulé I Am Martin Parr. Un film en forme de road trip, raconté par Parr à la première personne, sur les traces de ses clichés les plus iconiques en Grande-Bretagne. Et une nouvelle manière de faire entendre la voix du photographe.