« Portrait de la journaliste Sylvia von Harden » d'Otto Dix
© Centre Pompidou / Dist. Rmn-Gp / Adagp

5 choses à savoir sur… « Portrait de la journaliste Sylvia von Harden » d'Otto Dix

Pour vous la raconter, comme elle, à la terrasse d’un café.

Zoé Terouinard
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Habitué aux poses lascives de modèles nus aux cheveux d’or, l'œil de l’amateur d’art peut tiquer quand il tombe sur ce portrait de la journaliste Sylvia von Harden réalisé par le peintre des gueules cassées, Otto Dix, en 1926. Tignasse coupée, clope à la main et monocle affuté, la femme représentée par l’Allemand est pourtant celle qui fascine toute une génération : charismatique, intelligente, androgyne et assumée. En scrutant ce tableau emblématique de la Nouvelle Objectivité, Time Out vous propose de voyager au cœur du Berlin de l’entre-deux-guerres, en pleine conquête de sa modernité. 

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5 choses à savoir sur… « Portrait de la journaliste Sylvia von Harden » d'Otto Dix

Sylvia von Harden est l’incarnation d’une nouvelle génération de femmes

Née à Hambourg en 1894 dans une famille bourgeoise bien catho, Sylvia von Harden a pour père un riche banquier et une mère issue d’une grande famille de marchands d’art, les Goudstikker. Heureusement, la jeune Sylvia peut compter sur sa tante Sophie, photographe féministe et lesbienne (autant dire l’excentrique de la famille) pour ouvrir ses horizons et l’intégrer aux cercles intellectuels allemands. Une première présence timide qui lui permettra de rencontrer le poète expressionniste Ferdinand Hardekopf en 1915, son amant jusqu’en 1921 avec lequel elle affirme son goût pour le verbe. Désormais installée à Zurich, elle rédige des articles littéraires pour différents journaux ainsi qu’un roman et deux volumes de poésie. La femme littéraire, intellectuelle et émancipée par excellence : la “Neue Frau”. Avec sa coupe garçonne et ses mots tranchants, Sylvia von Harden incarne une génération de femmes qui pensent et qui entreprennent, aussi élégantes qu’étranges. Alors, quand Otto Dix tombe sur cette créature divine au Romanische Café (haut lieu du monde littéraire et artistique du Berlin des années 1920), il sait qu’il a en face de lui la personnification d’un nouveau monde dont il doit être le premier à peindre le portrait.

Le modèle ne voulait pas être peint

C’est avec des cœurs dans les yeux façon Tex Avery qu’Otto Dix accoste la jeune femme. “Je dois vous peindre ! C'est impératif ! Vous êtes représentative de toute une époque !”, lui dit-il. Ce à quoi elle répond, étonnée : “Une peinture qui ne fera qu’horrifier chacun, mais ne plaira à personne”, avant d’énumérer tous ses défauts physiques (“ses yeux sans éclats, ses oreilles tarabiscotées, son long nez au milieu d’un étroit visage blafard”). Comme le relate la journaliste dans ses mémoires, le peintre n’a pas lâché l’affaire : “Tout cela ensemble donnera un portrait dans lequel vous représentez typiquement une époque, qui ne s’attache pas à la beauté extérieure d’une femme mais bien plus à son raffinement spirituel. Vous représentez l’idéalisme de notre génération. Clairement, le type manie aussi bien sa langue que son pinceau et il convainc Sylvia von Harden de se rendre à son atelier tous les jours pour poser, durant trois semaines. Si la scène a l’air d’être saisie sur le vif, comme une campagne de Jeanne Damas sur une terrasse parisienne, le peintre l’a en fait assise en silence sur une chaise devant une table ronde en marbre avant de poser un verre sur la table et l’étui à cigarettes – Sylvia von Harden mal à l’aise, fumant clope sur clope pour occuper ses mains. “Ainsi avait-il créé le style de mon type dont il se faisait une vague idée”, écrira-t-elle plus tard, consciente du fantasme projeté sur sa personne par celui qu’on surnomme le “peintre de la laideur”.

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Ce tableau est la star d’un nouveau courant

Réaliste, froid, satirique et pas super gai : pas de doute, le Portrait de Sylvia von Harden est bien l’un des grands représentants de ce nouveau courant berlinois, la Neue Sachlichkeit (en français la Nouvelle Objectivité). La Première Guerre mondiale a laissé des traces et les sentiments exacerbés et poétiques des expressionnistes ne sont plus vraiment à la mode. Traumatisée, la scène artistique allemande n’a plus envie de fantasmer, bien au contraire. Très ancrés dans la réalité et critiques envers les pouvoirs et la société germanique, les Nouveaux Objectifs dépeignent une réalité brutale, épinglant la “bourgeoisie hypocrite” des Allemands et valorisant les intellectuels et philosophes locaux opposés à la République de Weimar alors en place. Inspirés par les dadas français, les peintres prennent peu à peu conscience de leur responsabilité politique et du pouvoir de leurs œuvres. Alors évidemment, quand Hitler arrive au pouvoir, il n’apprécie pas vraiment Otto Dix et ses potes Max Beckmann et George Grosz, qu’il qualifie de dégénérés. Renvoyé de l’université où il enseigne en 1933, Dix voit ses œuvres retirées des musées et brûlées en 1937, avant de se faire arrêter et d'être jeté en prison par la Gestapo en 1938. Le peintre sera même obligé de servir sur le front en 1944, avant de se faire arrêter par les Français quelques mois plus tard.

Le tableau exprime la fascination morbide d’Otto Dix pour le rouge

La guerre, Otto Dix, connaissait déjà. Sur le front en 1915 après s’être porté volontaire, le jeune militaire de 24 ans participe à de nombreuses campagnes, en France et en Russie, dont il revient blessé et largement traumatisé. Une expérience décisive dans l’œuvre de Dix, qui s'attelle à peindre des “gueules cassées” dans le style expressionniste alors en vogue, consistant à déformer la réalité à travers le prisme des sentiments. Son triptyque Der Krieg, réalisé d’après un portfolio d’une cinquantaine d’estampes de 1924 et reprenant la forme d’un retable religieux, en est la parfaite illustration, tourmenté et aussi violent qu’animal. Chair à vif, soldats éventrés, terre brûlée… Un véritable cauchemar où la couleur rouge tient déjà une grande place ! Deux ans plus tard, le style a changé, mais son goût du carmin persiste. Installée devant un fond rouge, Sylvia von Harden est vêtue d’une robe à carreaux rouges et noirs, devant une table où est posée un étui à cigarettes rouge, portant une clope à ses lèvres… rouges, elles aussi ! Quasi monochrome, cette toile symbolise tout ce qui fait la peinture d’Otto Dix : rendre beau le laid. Une conception esthétique complexe que l’on retrouve dans le Portrait de Sylvia von Harden, femme aux doigts crochus (dont l’un est orné d’une bague sertie d’un rubis rouge), aux dents acérées et au teint verdâtre. Souvent questionné pour son goût du moche, Otto Dix a répondu à la fin de sa vie : “Je n’étais pas à ce point avide de peindre la laideur. Tout ce que j’ai vu, en fait, est beau…” 

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Un “Portrait” entré dans la culture pop

Les fans de comédies musicales n’ont pas pu passer à côté. Dès l’ouverture du mythique Cabaret de Bob Foss (1972), très exactement à 02:41 minutes, le réalisateur recrée le Portrait de Sylvia von Harden en live, pour nous plonger un peu plus dans l’époque de la République de Weimar, où se déroule l’action du film. S’il s’agit de la réinterprétation pop la plus connue de la toile d’Otto Dix, c’est loin d’être la seule. En 2001, le photographe Larry Fink réalise une série pour le New York Time Magazine où il met en scène une Krysten Ritter pré-Breaking Bad, boudeuse dans sa robe rouge, face au verre de Martini et à l'étui à cigarettes du tableau. En 2018, la célèbre drag-queen américaine Sasha Velour se glisse à son tour dans la peau de Sylvia von Harden, quelques mois après avoir remporté la couronne de RuPaul’s Drag Race. Plus récemment, en 2023, la marque Valentino a rendu un hommage plus subtil au chef-d’œuvre d’Otto Dix pour sa collection capsule dédiée au nouvel an chinois en faisant poser ses modèles aux coupes garçonnes et vêtues de rouge devant des fonds vermeils ou attablés à des tables de bistrot. Bref, en un petit siècle, le Portrait de Sylvia von Harden s’est érigé en monument pop, repris par le ciné, le monde du spectacle et la mode. Sans parler de toutes les réinterprétations un peu bof de Tumblr, que nous ne détaillerons pas ici…

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