Il est possible de restituer toute la palette d’une époque grâce à des photos en noir et blanc. Et de faire de simples clichés argentiques des témoignages lumineux. Voilà ce que nous prouve Arlene Gottfried avec ‘L’Insouciance d’une époque’, traduit en anglais par « Sometimes Overwhelming » (« parfois accablant »). Car, si la vision de ces tirages vintage, souvenirs tendres et souvent joyeux du New York des années 1970-1980 que l'artiste a longuement arpenté, fait sourire, la nostalgie qu’elle inspire nous donne envie de dire : « C’était mieux avant. » Des regrets qui sont, bel et bien, parfois accablants.
A travers ses photographies, Arlene Gottfried nous parle en effet d’un temps que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître. Un temps où Big Apple bruissait d’âmes aussi variées que colorées, créant une mosaïque sociale inédite. Où les amoureux se bécotaient allongés sur l’herbe, au bord de l’autoroute, en laissant les portières de la voiture ouvertes. Où les gens comme les communautés se mélangeaient joyeusement sur Riis Beach, à l’image de ce culturiste juif posant au côté d’un autre Juif, tout en barbe et papillotes celui-là. Choc des cultures mais aussi des générations avec ‘Angel and Woman on Boardwalk’, où une grand-mère et un jeune homme en slip de bain se font écho de leurs regards noirs, déterminés et intouchables. Des paradoxes époustouflants, également marqués par cette mamie en Sneakers et maillot de bain, posant sur les rochers telle une pin-up. Mais surtout un monde un peu déphasé et carrément décomplexé.
Ainsi, la plupart des sujets immortalisés par Arlene Gottfried regardent l’objectif fixement, paraissant s’assumer pleinement. Sur ‘Brazilian Carnaval’, un homme aux airs de Tim Curry dans ‘Rocky Horror’ et sa partenaire, genre de Joséphine Baker couplée avec une boule à facettes, nous toisent de toute leur superbe. De même que ces deux frères androgynes se baladant sur Coney Island. L’un d’eux, pantalon à pinces taille haute et cure-dent au coin des lèvres, comme une fusion de John Wayne et Grace Jones, semble même nous défier de les juger. Pourtant, certains modèles sont parfois pris dans des positions plus que naturelles, voire carrément abandonnées. L’illustration la plus probante de cette décontraction à son paroxysme ? Ce nudiste obèse reposant, bienheureux, sur un transat. Quant à la désinvolture et à folie douce de ces années, elles s’éprouvent à la longueur des shorts ou aux amusements grivois des clubbers habitués à aller s’enivrer aux Mouches. Liberté et libération sexuelle, tels étaient en effet les maîtres-mots de ce New York disparu. Qui ne se doutait pas encore que la menace du SIDA planait au-dessus de lui comme le smog.
D’ailleurs, derrière l’humour et le regard plein de tendresse qu’Arlene Gottfried pose sur ses semblables, se dissimule un aspect moins léger qu’il n’y paraît. De ce travesti aux paupières pesantes, alourdies par de gigantesques faux cils, à cet adolescent exhibant une arme à feu dans ‘Machine Gun’, la Grosse Pomme laisse parfois un goût amer dans la bouche. Les travailleurs de la nuit côtoient ceux du jour, et la photographe nous montre, sans concession, l’envers du décor et de leur intimité. Mais, qu’ils soient caustiques ou plus poignants, ses clichés sont toujours touchants. D’une émotion sobre comme cette photo de famille, dégageant plus d’amour que n’importe quel portrait officiel (le père enveloppant de son bras protecteur la mère, elle-même couvant son enfant dont seul un bout de fesse dépasse). Ou plus artistiques comme cette femme au visage à moitié mangé par l’ombre d’une feuille de palmier.