Le vagabondage en a fait du chemin avant d'atterrir dans l’univers du « bourgeois bohème », ce citadin qui incarne tout et son contraire, du hipster désargenté au jeune cadre mal rasé, toujours au volant de sa Coccinelle (deuxième génération). En ce sens, bien qu'il partage peu de points communs avec son ancêtre sémantique (le bohémien, nomade et libre), le légendaire « bobo » reste fidèle à ses racines étymologiques : sa réticence à se soumettre à une définition le rattache à la bohème, notion farouche, errante, incertaine, imaginaire. Fruit du fantasme et des mythes de générations d'Européens.
C'est ce terrain versatile, parcouru par l'art au fil des siècles, que le Grand Palais sonde dans une exposition intelligente, parsemée d'œuvres majeures. Passons rapidement sur ce rez-de-chaussée dense, un brin brouillon, à la limite du pesant : un prélude qui balaie le regard que les grands peintres ont posé sur le nomadisme, de De Vinci à Manet. On y découvre un tsigane incompris et stigmatisé, être marginal au passé mystérieux venu battre le pavé de Séville ou de Paris pour devenir, malgré lui, le symbole d'une vie sensuelle et libertaire. Un gitan à la fois idéalisé par les Romantiques et vilipendé par les Lumières, Diderot allant jusqu'à évoquer ce « talent à danser, chanter et voler » – les sales clichés ne datent pas d’hier.
Pipe au bec, barbe indocile, chemise béante… Dans un célèbre autoportrait ('L'Homme à la pipe'), Courbet apparente sa condition d'artiste fauché à celle de ces communautés déclassées, annonçant le basculement du monde du bohémien vers celui de la bohème. Clou de l'exposition, la seconde moitié du parcours, à l'étage, quitte les chemins de terre pour pousser la porte des ateliers du Quartier latin, de Montparnasse et de Montmartre. Dans un décor de murs râpés, de vieux poêles ou, carrément, de tables de café, la vie errante change d'allure en se laissant apprivoiser par de jeunes intellectuels rebelles et sans le sou. Sous le regard parodique des hilarantes lithographies de Daumier, c'est toute une génération qui aspire à la liberté des peuples nomades, sombrant dans la mélancolie, l'absinthe, les lieux de débauche et l'avant-garde, entre la fin du XIXe et les années 1920.
Peu à peu, Delacroix, Danhauser ou Legros travestissent les attributs de l'artiste, en sabotant le conformisme des grands salons et le mythe sacré de l'atelier. Parfois au point d'en faire trop, comme cet 'Art, misère, désespoir, folie', portrait presque tragicomique d'un peintre au bord du suicide, un pied sur ses tableaux ratés et une main sur son flingue, signé Jules Blin. Parfois au point de susciter des œuvres révolutionnaires, des cafés brumeux de Rusiñol y Prats aux bottillons cabossés de Van Gogh, en passant par les lueurs impressionnistes d'un Degas à l'affût des terrasses alcoolisées de la capitale. De quoi nourrir un bel hommage à cette ère d'utopies fuyantes, qui s'achève assez brusquement, peu avant la persécution des Tsiganes par les nazis : la vierge à l'enfant d'Otto Mueller vient clore l'exposition, avec ses haillons barbouillés et sa roue de roulotte en guise d'auréole. Retour aux réalités brutales qui frappent la vie bohémienne. Pas de rois mages, ni de Salon des refusés ni de Coccinelle Volkswagen à l'horizon.
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