Désireux de percer le mystérieux mythe d'une vie au plus proche de la nature, loin de la civilisation et se régénérant par ses seuls moyens d'auto-subsistance, l'artiste français Clément Cogitore est parti à la rencontre de Sacha Braguine et de sa famille, installés dans la forêt sibérienne le long du fleuve Taïga. Il y a trente ans, ils ont choisi ce territoire coupé de toute présence humaine par plusieurs centaines de kilomètres enneigés et impénétrables pour y développer une vie différente, dictée par des principes écologiques et le refus de la frénésie urbaine contemporaine. Chasse à l'ours à la fin de laquelle l'on rend hommage à l'âme de la bête vaillante et majestueuse, éclairage à la bougie et bande d'enfants sauvages pour qui dépecer un canard sauvage n'est qu'un jeu naïf comme un autre, voilà le paysage de ce conte moderne. Paysage utopique en somme où la vie humaine, au lieu d'être un élément disruptif et destructeur n'est qu'une variable naturelle, en accord avec son environnement et respectueuse de ce que ce dernier peut lui offrir. Mais sur l'île de Braguine, il existe une barrière. Erigée au milieu, elle sépare deux familles, deux communautés aux utopies trop éloignées pour s'entendre. De l'autre côté de la barrière habitent les Kiline, une autre famille venue s'installer là quelques années après les Braguine. Entre eux, un mur de silence, une tension aiguë et épaisse, aussi dense que la brume qui peut parfois recouvrir la Taïga dans les journées glaciales d'hiver. Symbole de l'impossible vivre-ensemble, cette barrière représente et incarne toutes les limites de ce conte fantastique et réel.
Avancer doucement dans la brume
Clément Cogitore nous livre des morceaux de cette histoire selon une dramaturgie fragmentaire et complexe où les images, sans parole ni discours, se heurtent à un silence épais que sont les regards et les corps qu'elles filment, tous pris dans cette sourde rivalité. Cinéaste jouant avec les limites de la réalité, Clément Cogitore signait en 2015 l'étrange et fascinant long métrage ‘Ni le ciel ni la terre’ où des soldats, sur le front afghan, disparaissaient, enlevés par des forces plus grandes qu'eux, insaisissables et pourtant évidentes. Avec la forme du documentaire, il s'enfonce ici encore plus profondément dans l'abîme qu'est le réel et déroule un fil narratif au souffle suspendu et à la puissance énigmatique. On entre dans l'exposition du BAL comme sur une barque : le sol se fait liquide, nos pas ralentissent pour laisser à nos yeux le temps de pénétrer l'opacité de l'air qui devient presque humide. Dans une douce obscurité, les images mobiles semblent tanguer à nos côtés. Le chemin de l'exposition nous fait rencontrer une dizaine de vidéos qui sont autant de courts récits de la vie sur l'île isolée. Mais en passant de l'une à l'autre monte petit à petit une tension d'abord indiscernable et étrange dont on ne connaît pas le visage qui finit ensuite par se matérialiser et devenir explicitement menaçante. C'est cette étrangeté autant fascinante qu'effrayante qui nous tient en haleine et la façon dont les vidéos occupent l'espace enrichit cette double impression. L'image, presque à taille humaine, nous fait vivre le voyage initiatique et repoussoir de Clément Cogitore comme si l'on était, nous aussi, témoin de cette communauté impossible prête à se déchirer d'un instant à l'autre.
Le regard perçant des images nous livre un conte magnifique où la beauté est retenue et la parole a-nécessaire. Avec son approche diffractée, l'exposition ouvre une première brèche dans le récit de Braguino, une manière de nous inviter à apprivoiser ce monde étonnant avant de découvrir le mois prochain l'histoire contée dans son entier avec le film documentaire du même nom qui sortira en salles.