Ça commence comme un Loft Story vintage. De 2009 à 2011, en Ukraine, un réalisateur russe bien barré, Ilya Khrzhanovsky a reproduit à l’identique un immense Institut de recherche en Physique, qu’il a peuplé de centaines de volontaires : scientifiques, artistes, criminels, balayeurs, serveuses, police secrète… Filmés par intermittence, pendant toute la durée de l’expérience. A l’intérieur ces cobayes ont vécu, travaillé, aimé, haï, comme à l’époque de l’ex-URSS, recréant diverses époques, de 1938 à 1968. Uniforme, langage, monnaie, cuisine, leur existence était gouvernée par un ensemble strict de règles. Un vrai blockbuster : 10 000 figurants embauchés, 400 rôles principaux, 700 heures de pelloche 35 mm, 13 films d’une heure… Avec pour directeur photo une pointure, Jürgen Jürges, qui a bossé avec Fassbinder (le réal, Rainer Werner, pas l’acteur) et Wim Wenders.
Mais tout ça n’est qu’une partie de DAU, œuvre monumentale, protéiforme, à l’intersection du film, de la reconstitution historique, de l’expérimentation sociale et artistique, de la performance scientifique... Complexe, elle s’appréhende dans un Espace-Temps forcément conséquent. Trois lieux, ouverts 24 heures sur 24. DAU, c’est un Triangle entre deux théâtres en rénovation (Hôtel de Ville et Châtelet) et une des salles du Centre Pompidou, transformée pour un mois en appart soviétique, habité par des physiciens de renommée internationale ayant vécu dans l’Institut de physique reconstitué à Kharkov, en Ukraine. Que le spectateur voyeuriste observe à travers sept vitres sans tain.
Pas de billet, mais un visa, au choix : séjour de 6 heures (35 €), de 24 heures (75 €), ou d’une durée illimitée (150 €). Conseil : visez celui de 24 heures, minimum pour saisir la portée de l’œuvre, et concentrez-vous sur les deux théâtres (l’installation au Centre Georges Pompidou est assez oubliable). Si vous optez pour le visa 24h, passez vite sur le questionnaire préalable à remplir au moment de l’inscription en ligne (22 questions très personnelles : religion, famille, sexe…) Il ne sert finalement à rien. On abandonne à l’entrée tout ce qui nous relie à l’époque moderne (iphones, tablettes, ordi, appareils photo) et on pénètre dans DAU comme dans un pays imaginaire.
Si l’œuvre renoue avec le Panoptique cher à Foucault, c’est surtout une exploration de l’âme humaine jusque dans ses tréfonds. La folie d’un Dieu ou du Diable. La vie telle qu’elle est, dans ses bassesse et ses beautés, sa vérité et sa misère.
Des tête-à-tête intimistes dans des confessionnaux modernes, où des « sages » (psy, dominatrice, exorciste, prêtre…) castés pour leur profond humanisme vous invitent à déballer votre sac. Des projections de films tournés dans l’Institut. Des conférences sur la physique quantique ou géopolitique… Une expérience barock’n roll, où chacun piochera ce qu’il veut. C’est aussi une réflexion sur les passions qui nous gouvernent, le rapport dominant/dominé (les femmes de scientifiques aux manteaux de fourrure VS celles de la classe populaire), la confiance, ce que l’on accepte de céder ou non.
Conseil : allez-y en soirée. DAU se vit la nuit. Passez par le bar (bières russes à 1€ et vodka à 2). Et n’oubliez pas votre brosse à dent : vous pouvez pioncer Théâtre de l’Hôtel de Ville dans l’un des lits des appartements reconstitués ou sur les matelas dans la salle de cinéma !