« Un personnage d’une naïveté invraisemblable », disaient de lui ses contemporains de la Belle Epoque. « Peintre du dimanche, barbouilleur, gloire comique, ingénu borné », ajoutaient les critiques d’art. Et pourtant, un siècle plus tard, si le Douanier Rousseau fait toujours figure de grand ovni maladroit de la peinture française, l’importance de son travail dans l’émergence de l’art moderne ne fait plus aucun doute.
Inscrire l’œuvre du Douanier dans la tradition picturale occidentale sans rien lui ôter de sa miraculeuse fraîcheur : tel est le projet de l’exposition 'L’Innocence archaïque' présentée au musée d’Orsay. Mi-rétrospective, mi-cours d’histoire de l’art, le parcours place en vis-à-vis les œuvres du maître naïf et celles qui l’ont inspiré ou s’en sont inspiré. Avant lui : la géométrie de Cézanne, les couleurs vives de Gauguin, la structure de Bouguereau. Après lui : 'Maya à la poupée' de Pablo Picasso, inspiré de 'L’Enfant à la poupée' du Douanier, et le 'Fiacre' stylisé de l’Italien Carlo Carrà tiré de la très enfantine « Carriole du père Junier ».
L’exposition fait également la part belle aux maîtres du début du XXe, le gang de la Ruche et du Bateau-Lavoir étant la première école à manifester un désir de laisser l’art retourner à l’enfance. Ainsi, Pablo Picasso acquiert 'Portrait de femme' pour une bouchée de pain et le conserve toute sa vie, y voyant une source inépuisable d’inspiration. Guillaume Apollinaire prévoit quant à lui que l’on exposera un jour du Rousseau au musée des Offices de Florence.
Placée si près de peintures plus académiques, l’œuvre du Douanier révèle ses défauts : aplats enfantins, perspectives bancales, jungles invraisemblables, créatures de fantasmes comme posées en apesanteur… L’œil contemporain, dégagé du carcan académique qui prévalait au XIXe siècle, comprend pourtant tout le charme de cette peinture d’autodidacte, et tout l’intérêt qu’elle a pu susciter chez des artistes à la recherche de nouvelles formes. Il y a cependant un petit miracle à ce qu’elle ait traversé le siècle sans cesser d’intriguer, et sans se perdre dans l’œuvre plus osée ou plus complexe de bien des peintres postérieurs.
Une modeste peinture cachée dans un recoin de l’exposition livre une clé de réflexion. Quelques fleurs et brins d’herbe sont figurés, placés dans un vase. Ils sont coupés, mais le pinceau du Douanier leur a donné la même vigueur extravagante qu’aux végétaux de ses jungles denses, comme s’il n’avait pu s’empêcher de leur conserver toute leur sève, toute leur vie, malgré la perte de leurs racines. Le temps et la mort ne semblent trouver aucune prise. Cette sensation se retrouve partout dans les toiles du Douanier : celle d’une suspension du temps, non pas comme dans l’instant figé d’Edward Hopper, mais dans la parfaite a-temporalité du naïf qui ignore les notions mêmes d’écoulement et de mort. La 'Carriole du père Junier', le groupe de 'La Noce', les joueurs de 'Football' sont ainsi suspendus, frais pour toujours dans leur écrin bariolé. Le poupon de 'Pour fêter bébé' est à la fois jeune, vieux, monstre, échappant à toute logique temporelle. Les jungles luxuriantes ne peuvent jamais faner.
Seule entorse à cette fixité : l’hypnotisante 'Charmeuse de serpents', brune, mouvante et secrète, qui place une soudaine noirceur au cœur d’une œuvre qui en comporte peu. C’est peut-être l’un des secrets de son pouvoir… Autour d’elle, les toiles nous sont parvenues inchangées, conservant leur mystère suspendu autour de visages souriants.