Où est Sabine Weiss ? La présence de la photographe franco-suisse est quasiment imperceptible dans les œuvres qu’a choisi de montrer la galerie Les Douches en ce moment. L’exposition ouvre une nouvelle perspective sur son travail, souvent perçu comme l’expression d’un « œil intime », et traduit plutôt les errances de la vie publique et citadine qu’a capturé son objectif au cours de ses nombreux voyages. Pourtant, la constance du noir et blanc, le caractère itératif de ses compositions ainsi que son intérêt pour la photographie de nuit créent un ensemble cohérent et familier : devant les silhouettes fuyantes et les va-et-vient flous, le visiteur prend peu à peu ses marques.
Sabine Weiss a photographié un grand nombre de personnalités, parmi lesquelles la toute jeune Françoise Sagan allongée sur un tapis devant sa machine à écrire, Jeanne Moreau, Niki de Saint Phalle et Alberto Giacometti ; mais c’est l’anonymat des gestes et des émotions qui anime la plupart de ses photographies. Sans noms, ses sujets s’incarnent dans des situations apparemment universelles, mais toujours insaisissables. En Guadeloupe, en Grèce, à New York, Londres, Paris ou Istanbul, la photographe suspend la déambulation des passants à pied ou à vélo, comme des chalands esseulés ou en groupe, et retient leur nature mouvante. Pris dans les filets d’un noir et blanc très contrasté parce que souvent nocturne, tous semblent ignorer l’appareil photographique et celle qui se tient derrière. Tout se passe comme si Sabine Weiss cherchait à s’emparer de cet instant précis où elle parvient à se faire oublier, bref moment pendant lequel le monde se détourne d’elle pour qu’elle puisse mettre à nu ses suites incertaines. De même que donner corps à la fuite du temps, cette grande ombre qui plane sur l’ensemble de ses photographies.
Rares sont les « regards caméra » donc. Les inconnus de Sabine Weiss sont le plus souvent occupés : ce sont deux femmes qui lavent leur linge, des vieillards grecs qui jouent aux cartes, des gamins des rues qui se chamaillent ou des hommes assis qui observent « une passante ». A l’instar de celle qui les photographie en pleine activité, les sujets de la photographe sont eux-mêmes absorbés par la mobilité des êtres. Des hommes en chapeaux perchés sur des chaises observent une course de chevaux et l’on a le sentiment que la photographe a miraculeusement uni Magritte avec Friedrich. Etreintes et conversations prises sur le vif sont à l’honneur dans l’exposition, même si certains de ses travaux relèvent davantage de la nature morte ou du portrait posé. Mais toujours, la pluie qui bat sur les vitres des boutiques et les tutus de danseuses à côté desquels cet Américain lit son journal semblent figurer le mouvement. En ce sens, et comme l’écrit Olivier Beer, il faut relire les photographies de Sabine Weiss « comme de grands moments de cinéma ». Et cette rétrospective, en refusant toute tentative d’exhaustivité, met justement en lumière une Sabine Weiss ambassadrice de la « fugitive beauté ».