Les artistes féminines font rarement l’objet de grosses rétrospectives dans les hautes institutions parisiennes, ce qui s’avère bien dommage. Si les photographes ont tout de même été mises à l’honneur en ce début d’année 2016 – au travers des expositions consacrées à Bettina Rheims, Helena Almeida ou ‘Qui a peur des femmes photographes ?’ notamment –, les peintres peinent, elles, à tisser leur toile muséale. La dernière en date était Elisabeth Louise Vigée Le Brun au Grand Palais. C’est donc avec ferveur et enthousiasme que l’on salue le parti-pris par le musée d’Art Moderne de la ville de Paris de nous faire découvrir, jusqu’au 21 août, l’injustement méconnue Paula Modersohn-Becker.
Malgré sa courte carrière – l’artiste allemande est décédée à l’âge de 31 ans seulement –, Paula Modersohn-Becker s’est affirmée comme l’une des représentantes les plus précoces du mouvement expressionniste germain. Mais aussi l’une des plus prolifiques. En seulement dix années de création, la jeune femme a en effet réalisé une œuvre foisonnante comptant 750 tableaux. Issu de collections particulières du monde entier (Brême, Stuttgart, Berlin, Francfort…), c’est un échantillon d’une centaine d’entre eux qui se trouve aujourd’hui exposé à Paris. Une ville chère au cœur de l’artiste puisqu’elle y a un temps vécu.
Disposées le long du parcours selon un ordre chronologique évocateur, ces peintures suivent l’évolution picturale de Paula Modersohn-Becker. Comme on regarderait un film accéléré de sa vie. Avant 1900, l’artiste se cherche artistiquement, usant de la technique de Wurm – mélange de peintures à l’huile et de détrempe – et s’inspirant fortement de ses contemporains naturalistes néerlandais avec leurs forêts de bouleaux. Un style plutôt scolaire derrière lequel point cependant sa véritable turbulence. En témoignent ses portraits aux physiques atypiques et aux regards francs, percutant frontalement le spectateur tout en étant fuyants. Il faut dire que la plupart des modèles représentés étaient atteints d’un strabisme déviant…
En essayant de plonger nos yeux dans les leurs, on y décèle l’indéniable influence des portraits mortuaires de Fayoum sur Paula Modersohn-Becker. Dans sa simplification des traits, voire sa géométrisation, on relève aussi du Picasso, un peu de Gauguin par son flirt avec le primitivisme coloré et beaucoup de Cézanne dans ses natures mortes. Car telle est la flagrante spécificité de la peintre : tirer le meilleur de ses pairs et le reproduire en y injectant sa propre touche effrontée.
Toutefois, penser que Paula Modersohn-Becker est une copieuse sans talent serait un tort. La pièce entièrement dédiée à ses œuvres célébrant les liens maternels le prouve. On y admire des madones voluptueuses aux poses naturelles, authentiques et même abandonnées, à l’image de ‘Mère allongée avec enfant II’. Bien loin des femmes érotisées ou sanctifiées des académistes du siècle précédent. Une modernité qui se lit également dans son autoportrait nu en pied dont se dégage une véracité charnelle étonnante. Et qui est le premier nu de femme peint par une femme !
Libre et un brin féministe, Paula Modersohn-Becker avait fait du « sexe faible » et des enfants ses sujets favoris, et de la maternité sa préférence esthétique. Elle avait même poussé le fantasme jusqu’à se peindre enceinte alors qu’elle ne l’était pas. Un triste paradoxe lorsqu’on sait que l’artiste mourut ensuite en couches. Ainsi, les rares hommes qu’elle immortalisa sur ses toiles furent ceux de sa vie : son mari Otto Modersohn, son amant Weiner Sembart ou son ami Rainer Maria Rilke.
Des extraits de correspondance avec ce dernier, des esquisses mais également des journaux intimes de l’artiste complètent d’ailleurs cette rétrospective inédite. Permettant d'éclairer, avec une dimension encore plus familière, l’esprit vif et sensible de cette artiste émouvante.