Edouard Manet, Le Déjeuner sur l'herbe, 1863 / © Musée d'Orsay / Rmn
Edouard Manet, Le Déjeuner sur l'herbe, 1863 / © Musée d'Orsay / Rmn
Edouard Manet, Le Déjeuner sur l'herbe, 1863 / © Musée d'Orsay / Rmn

Tous à poil ! Pourquoi l'art est-il rempli de gens nus ?

Depuis l'Antiquité, l'art aime vivre nu. Mais pourquoi ? Tentative bête et méchante de décryptage de ces nus incongrus.

Contributeur: Mikaël Demets
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Depuis l'Antiquité, l'art aime vivre nu. Déesses à poil, nymphes déshabillées, éphèbes à l'état naturel, donzelles étirant leur corps dans des intérieurs douillets... Des milliers de gens ont traversé l'histoire de l'art sans porter de slip, pour célébrer tantôt la beauté de la chair, tantôt la sensualité, la complexité de l'anatomie, la nature, la médecine, la toilette, le sexe, la vie. Et la plupart du temps, cette nudité coule de source, s'affichant comme une évidence qui vient souligner les affinités naturelles qu'ont toujours partagées l'art et la chair. Mais parfois, les parties les plus intimes du corps humain arrivent comme un cheveu sur la soupe, au beau milieu d'une peinture, d'une photo ou d'une sculpture, se jouant des penchants exhibitionnistes de l'art occidental. Tentative bête et méchante de décryptage de ces nus volontairement étranges. Et délicieusement incongrus.

Uniforme obligatoire à l'école de la dialectique : le costume de naissance

Comme chaque année, on a eu droit au couplet sur le retour de l'uniforme, sur la « tenue correcte exigée » dans les collèges et lycées – sous prétexte que les jupes seraient de plus en plus courtes et les shorts de plus en plus microscopiques. Dans la Grèce antique, on se prenait moins la tête, puisqu'à part ceux qui apportaient un petit plaid Ikea© au cas où la brise se lèverait, la plupart des jeunes éphèbes qui venaient suivre le cours de philo (coeff. 7 au Bac L quand même) ne s'embarrassaient pas de frusques superflues.

Originellement destiné à décorer la Sorbonne, L'Ecole de Platon se présente comme un tableau très étonnant, marqué par le symbolisme et baigné de tons irréels, renvoyant évidemment à l'imagerie christique – les mecs à poils sont douze, comme par hasard. Information historique : c'est sans doute à ce moment précis, lorsque, au lieu de folâtrer, cette brochette de puceaux bodybuildés décidèrent d'écouter leur prof de philo M. Platon, qu'est né l'adjectif « platonique ».

Jean Delville, L'Ecole de Platon, 1898 / © ADAGP, Paris - RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski

Quoi ? C'est aujourd'hui la photo de classe ?

Les photos de classe, c'est toujours un peu rasoir. Sourire forcé, pose rigide et fond uni tout moche. Alors, quand la Factory d'Andy Warhol fait la sienne, forcément, les mecs les plus hype du New York des années 1960 essaient de faire un truc un peu hype : on sort son pénis, on exhibe un nichon, on fait genre on regarde ailleurs, on se la joue modeste comme Warhol, qui fait comme s'il avait failli ne pas être sur la photo. Et Richard Avedon immortalise le tout – en black and white bien sûr.

La grande force de cette photo, c'est son apparente nonchalance, comme si Avedon était passé là un peu par hasard. Mais il suffit de l'observer un peu pour se rendre compte de la précision de la composition, du calcul millimétré de la mise en scène, et du soin avec lequel le photographe américain a construit son image et ses contrastes (notamment grâce à ce fond blanc clinique). Un coup de maître qui fera de cette prise de vue une icône des années 1960, maintes fois copiée, détournée et rejouée, que ce soit par la pub (Calvin Klein) ou par ces relous d'Indochine.

Richard Avedon, Andy Warhol et des membres de la Factory, New York, 30 octobre 1969 / © The Richard Avedon Foundation

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Echec et mate

Dans le monde merveilleux de Félix Vallotton, les femmes aiment être à poil : nourrir leur chat à poil, jouer aux cartes à poil, lire à poil, danser à poil, faire des parties de dames à poil… Il faut croire que le peintre suisse, déjà exposé au Grand Palais, avait une petite obsession quand il s’agissait de représenter le beau sexe. Qu’il peigne de manière académique ou à la mode des Nabis, tout en aplats de couleurs feutrés, c’est encore et (presque) toujours la femme qui se retrouve au centre de ses toiles, comme un antidote à ses désirs de chair inassouvis. Alors certes, son pinceau concupiscent trahit une admiration sans bornes pour le corps féminin. Mais son obstination à dénuder ces dames (même dans des situations totalement incongrues), et à dépeindre, le plus souvent, un rapport amer entre les sexes, témoigne aussi (surtout ?) d’une frustration teintée de misogynie. Voire d’une réelle perversion.

Félix Vallotton, Femmes nues jouant aux dames, 1897 / © Cabinet d'arts graphiques des musées d'Art et d'Histoire de Genève / Photo Yves Siza  

Testé pour vous : les limites du sex appeal de l'uniforme

Helmut Newton aimait le mauvais goût. Il le trouvait d’ailleurs infiniment « plus excitant que le bon goût, qui, disait-il, n’est que la normalisation du regard ». Cette photo en est l’illustration parfaite : rien de pire, pour le sex appeal, qu’une demi-nudité qui commence en-dessous de la ceinture. C’est sale. Un brin ridicule. Et souvent touffu. 

Ce diptyque de policière, habillée d’un côté, à moitié effeuillée de l’autre, résume merveilleusement l’esprit espiègle du photographe allemand. « Voyeur professionnel » autoproclamé, il a passé sa carrière à déshabiller les femmes pour mieux détourner les codes de l’histoire de l’art et de la bienséance. Ici, Newton joue doublement sur l’incongruité du nu, en alliant le semi-déshabillage (souvent plus choquant, car déstabilisant, qu’une nudité intégrale), à l’indiscipline d’une représentante des forces de l’ordre (incarnée par Evi Quaid, égérie d'Hollywood et épouse de l’acteur Randy Quaid). De surcroît, il s'amuse à prêter à cette femme-flic les comportements, les gestes et les codes vestimentaires que la photo réserve traditionnellement à la gent masculine, et déboulonne l'érotisme du nu en le privant de toute élégance. Le résultat est à la fois étrange, comique et troublant – du Newton dans toute sa splendeur.

Helmut Newton, Evi en flic, 1997, Beverly Hills / © Helmut Newton Estate

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Nue envers et contre tous

Voilà une œuvre qui a bouleversé le monde de l'art, jusque-là encore engoncé dans l'académisme. Présenté au Salon des Refusés de 1863, Le Déjeuner sur l'herbe provoque le scandale, tant pour son propos que pour sa facture. Avec cette scène champêtre, Manet fait un pied de nez aux goûts de son époque (dominée par un érotisme pompier) et réussit à choquer avec la chose la plus banale qui soit en peinture : un nu féminin. Car son nu à lui, Manet le place entre deux hommes en costume contemporain, ôtant du même coup toute possibilité d'interprétation allégorique ou mythologique. Le regard insistant que la femme porte sur le spectateur, impudique et frondeur, ne laisse pas de place au doute : on parle ici de sexe. Et si l'on rechignait encore, le panier de fruits renversé suggère bien que l'on n'a pas consommé que des cerises pendant ce pique-nique à l'ombre des arbres.

A la fois paysage, scène quotidienne et nature morte, Le Déjeuner sur l'herbe, inspiré par Titien et Raphaël, insiste pour s'inscrire dans la continuité d'une longue tradition. Mais il détourne aussi les codes avec beaucoup d'ironie. Rien que les dimensions de la toile (208 x 264,5 cm) seront reprochées à Manet : habituellement réservé à des sujets historiques, ce format est ici appliqué à une situation quotidienne, qui plus est à la morale douteuse. Quant à la peinture en elle-même, elle ne cesse de jouer sur la dissonance : le paysage, juste esquissé, sans profondeur, ressemble à un décor artificiel. Les dégradés sont délaissés au profit de contrastes marqués entre ombre et lumière qui donnent l'impression que les personnages, cadrés de travers, ne sont pas bien intégrés dans la composition. L'harmonie si prisée par l'académisme est brutalement mise à mal, certains voyant même dans cet étrange déjeuner une préfiguration du montage ou du collage.

Edouard Manet, Le Déjeuner sur l'herbe, 1863 / © Musée d'Orsay / Rmn

Papa gâteau

Papi Sigmund aurait sûrement une explication intelligente à cette scène peinte par son petit-fils, Lucian Freud. Nous, pas vraiment. Un vieil homme qui lit un livre dans son canap' pendant que, derrière lui, un type à poil donne la tété à un nourrisson. Après avoir mûrement réfléchi (la conscience journalistique, tout ça), nous en sommes arrivés à cette conclusion : bizarre, bizarre. 

A l'origine, Freud avait fait poser une femme. Mais en cours de route, allez savoir pourquoi, les seins de madame ont cédé leur place au torse velu de monsieur, sans interrompre pour autant le repas du poupon qui suçote assidûment, comme si de rien n’était. Si le nu constitue la moelle épinière de l’œuvre du peintre britannique, il a rarement fait une apparition aussi énigmatique que dans cet intérieur à Notting Hill, où s'entrechoquent un quotidien d'apparence banale et une étrange « maternité » à la testostérone.

Lucian Freud, Grand Intérieur, Notting Hill, 1998 / © Lucian Freud

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Problème de bretelle

Et si « liberté » rimait avec « monokini » ? C'est un peu ce que veut nous faire croire Eugène Delacroix, avec ce tableau réalisé comme un soutien symbolique à l'insurrection populaire de 1830. On a tout dit sur la portée artistique et politique de La Liberté guidant le peuple, graal sacré du musée du Louvre : de sa force allégorique, de son engagement social, de la fougue romantique de sa composition... Pas grand-chose, en revanche, sur ce qui tracasse pourtant chacun d'entre nous : cette bretelle. Cette bretelle négligemment détachée, qui laisse paraître un sein (presque deux), en pleine rue, dans le chaos fumant des barricades. Certes, cette femme coiffée du bonnet phrygien, les cheveux au vent, avançant d'un pas décidé, paraît l'incarnation parfaite d'une liberté démocratique, sorte de mère nourricière du peuple révolté. Mais tout de même. Voyez donc le visage des révolutionnaires alentour, bouche entrouverte, yeux hagards, complètement distraits à la vue de la gorge de madame... A croire que le peuple veut bien suivre la Liberté, oui d'accord, et même si c'est une femme – mais à condition qu'elle montre ses nibards et qu'ils fassent un bon 95C.

Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, 1830 / © Musée du Louvre

J'adore cette petite chanson

Qui dit collage surréaliste, dit incongruité. Dans cette œuvre de Max Ernst extraite de son troisième roman-collage, Une semaine de bonté (1933), ce n’est pas tant la présence inexpliquée du nu qui surprend, mais la réunion improbable de l’ensemble des éléments étalés sur la page. D’accord, madame se dandine sur le trottoir dans son costume de naissance, le cœur entre les jambes, mais monsieur, lui, revêt un visage de félin et semble jouer de la clarinette pour une espèce d’insecte géant. Il semblerait même que la jeune dame émane de son instrument, comme une sorte de muse-allumeuse sollicitée par le mâle dominant. Bref, personne n’est vraiment sain d’esprit et chacun, à sa manière, vient défier notre sens des réalités. 

Découpages marqués par les ressorts de l’inconscient, ou du moins par une volonté de reproduire les associations d’idées aléatoires propres au domaine du rêve, les collages d’Ernst s’abreuvent d’illustrations issues de romans populaires, de revues de sciences ou de vieux catalogues de vente. Autant d’images escroquées çà et là, que l’artiste travestit pour en faire des compositions énigmatiques, s’appuyant sur un savant mélange d’allégories, de sexualité, de poésie, d’anticonformisme et, parfois, de critique sociale ou de violence. Un procédé que Max Ernst maîtrise à la perfection et qui le pose en digne héritier du Comte De Lautréamont, tant admiré par les surréalistes pour avoir été sensible à la beauté de « la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie ».

Max Ernst, Une semaine de bonté, premier cahier, Dimanche : la boue et le lion de Belfort, 1933

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Nudwich

Monument de la performance qu’elle pratique depuis les années 1970, exhibant, manipulant, triturant son corps pour son public devant la caméra ou in situ, Marina Abramovic aime se mettre à poil en toutes circonstances ou presque. La nudité fait partie intégrante de sa démarche radicale et subversive : la plupart du temps, l’artiste d’origine serbe s’offre toute entière à son spectateur, faisant de sa chair la substance même de son œuvre, quitte à lui faire subir des expériences éprouvantes, voire brutales. 

Pour Imponderabilia (1977), Abramovic et Ulay (Uwe Laysiepen, son concubin et co-performeur de l’époque) ont passé de longues heures immobiles dans le cadran d’une porte, invitant le public à passer d’une pièce à l’autre en se faufilant entre leurs corps dénudés. Une performance inoubliable de ce duo fusionnel, toujours enclin à déstabiliser et choquer son public pour questionner, entre autres, la notion d’individualité. En 2010, lors de sa grande exposition personnelle au MoMA (New York), la performance a été reproduite par de jeunes artistes sous l’égide de Marina Abramovic.

Marina Abramovic & Ulay, Imponderabilia, 1977 / DR

Attentat à la pudeur

En 2003, Antony Gormley parsemait le centre-ville de Stavanger (Norvège) de statues d’1m95 de haut. Des figures nues, simplifications extrêmes du corps humain, qu’il disposait dans différents points de la ville, à altitudes différentes, de façon à ce que si elles se trouvaient toutes au même endroit, elles s’empileraient les unes au-dessus des autres pour former une sorte d’immense colonne composée de vertèbres identiques. Résultat : pour répondre aux exigences spatiales du sculpteur britannique, toujours enclin à placer ses œuvres dans l’espace public, certaines statues se sont retrouvées dans des lieux complètement improbables, notamment un parking, un magasin, une piscine ou un appartement de particuliers.

Antony Gormley, Borken Column, 2003 / © Antony Gormley

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Porter le voile

Visiblement, en France à la fin du XVIe siècle, on ne portait pas le voile de la même manière qu’à Kaboul en 2023. Dans cette toile réalisée par un peintre anonyme de l'Ecole de Fontainebleau, l'hypocrite « habit » n’est pas là pour dissimuler, mais bien au contraire pour mettre en valeur la nudité de la « femme entre deux âges ». Il lui faut, apparemment, souffrir pour être belle : car si l’on en croit les épais manteaux que portent ces messieurs, on peut en conclure que madame se les gèle dans son voilage transparent, aussi subtil qu’un rouleau de film étirable et pas plus chaud qu’une moustiquaire. 

L’œuvre décrit sans doute une scène de rivalité masculine. Une sorte de vieux Pantalone voudrait bien s’acoquiner avec la belle, mais celle-ci refuse avec dédain, rendant ses binocles au soupirant grisonnant et tendant une main approbatrice vers son jeune amant, qui lui caresse (pas très discrètement) le sein. Le choix est fait, avec tout le charme de cet érotisme maniéré et typiquement bellifontain, qui lorgne vers la commedia dell’arte (le regard de la femme sollicite la complicité du spectateur) tout en laissant planer un mystère croustillant.

Ecole de Fontainebleau (anon.), La Femme entre deux âges, XVIe siècle.

Un étrange sens de la pudeur

Considéré dans le monde germanique comme l'un des fondateurs de l'art moderne, Ferdinand Hodler reste assez méconnu en France. En 1903, ce peintre souvent comparé à Puvis de Chavannes et Rodin signe un tableau dans la lignée de son symbolisme original, inspiré par l'osmose perdue entre l'homme et la nature.

Dans cette toile qui semble faire écho au Voyageur au-dessus de la mer de nuages de Caspar David Friedrich, la figure de l'adolescent (Hector, le fils de l'artiste) renvoie à l'innocence et à la vitalité, tandis que sa posture rappelle celle des ermites stylites, perchés sur leurs colonnes. Hodler semble dépeindre un Eden perdu, une nature immaculée désormais hors de portée des hommes modernes.

Reste que dans l'Eden, c'est bien connu (toutes les sources le confirment), on portait des feuilles de vigne en guise de slip. Ici, la bise montagnarde a dû la faire s'envoler, ce qui expliquerait pourquoi ce damoiseau si pudique se cache délicatement les seins, alors qu'il laisse flotter l'essentiel à l'air libre.

Ferdinand Hodler, Regard dans l’infini III, 1903-1906 / © Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne

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