Teint rose bonbon, paupières fermées, sourire Colgate long comme une tranche de pastèque… Le visage du boom de l’art contemporain chinois, c’est le leur. Après avoir fait le tour du monde des expositions collectives sur la Chine ces dernières années, se fendant la poire en silence dans les plus grandes institutions de l’art, les personnages hilares de Yue Minjun débarquent en masse à la Fondation Cartier. Plus grinçants et désabusés que jamais.
L'exposition offre peu de réflexion sur la démarche de l'artiste ou le contexte socio-politique. Prend le parti un peu facile de présenter l'œuvre de Minjun à l'état brut, sans vis-à-vis, en évoquant à peine le « réalisme cynique » (mouvement contestataire qui parodie le réalisme socialiste de la propagande officielle) dans lequel elle s'inscrit. Mais qu'importe : la quarantaine de toiles exposées, monumentales pour la plupart, se suffisent presque à elles-mêmes. Car si, chez Minjun, la répétition est essentielle, ici c'est carrément l'impression de saturation qui domine, face à tous ces masques hilares, dressés comme des murs qui bloquent toute émotion et tout échange. Glaçants, plastiques, impénétrables, ces troupeaux de clones déshumanisés (caricatures, pour la plupart, du visage de l’artiste) esquissent une critique acide de la société chinoise, incarnant selon les points de vue l'hypocrisie du système socialo-capitaliste, la folie du bonheur « marketé » ou l’étiolement de la communication. Seul exutoire : ce rire, jaune et névrosé, qui vient cristalliser l'absurdité du moment présent ; cette mise en scène d'une vie si rose que la peau des visages semble écorchée vive.
Les massacres, la prison, les clins d’œil à l’histoire de l’art : ici, tous les moyens sont bons pour s’offrir une bonne barre de rire, machinale et insensée. Lorsqu'on fait la guerre on ne la fait pas vraiment : pas besoin d'armes pour exécuter son prochain, il suffit de faire semblant ('L'Exécution', pastiche de Manet). Lorsqu'on fait la révolution, on ne rejoue que le leurre de la révolution, sans brandir de drapeaux ; même les morts, au lieu de mourir, préfèrent s'esclaffer la tête contre le sol ('La Liberté guidant le peuple', d'après Delacroix). Minjun ne livre aucun scénario intelligible – que des tronçons d'histoires, sans clés de lecture.
Comme ces sourires, ce bleu pétant, ce rose cochon-tirelire, le style du peintre est cruellement lisse et opaque, ne communique aucune sensibilité. Terrifiantes, les meutes d'automates qu'il imagine encore et encore semblent être la seule manière d’exprimer un monde que Minjun considère comme profondément laid et vulgaire. Sans issue, sans authenticité, sans âme. D'ailleurs, quand l'artiste reproduit le tableau historique de la place Tienanmen par Dong Xiwen, il le dépouille de tous ses personnages : plus de Mao, plus de vainqueurs de la révolution. Quand il copie 'La Mort de Marat' de Jacques-Louis David, il ne peint qu'une baignoire et une table vide : pas de Marat à l'horizon. Nous sommes en plein dans le postmodernisme sans maître, ni dieu, ni grands discours. L'Histoire a été avortée, les héros remplacés par le vide.
Tout cela est volontairement redondant, caricatural et kitsch. Mais qu’on y adhère ou non, difficile de nier la puissance graphique de ces emblèmes de la Chine contemporaine, nourries à l’ironie et à la désillusion. Icônes d’un monde uniformisé qui avance éternellement, aveugle, vers de nouvelles parodies de lui-même.
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