Hervé Marziou se découvre alors un palais et le début d'une passion. Trois ans plus tard, il monte en grade, devient dégustateur expert. Il mémorise des gammes de bières entières, passe de plus en plus de temps dans son box de dégustation. De fil en aiguille, il impose son savoir et ses compétences, fonde le magazine Culture Bières. Heineken finira alors par lui tailler un poste à sa mesure : biérologue. Aujourd'hui, il a quitté la marque pour exercer à son compte et partage désormais son temps entre formations, consultations, conférences et séances de dégustation. Il connaît son affaire, c'est certain, et prend un malin plaisir à partager son savoir, jamais avare de détails ou d'anecdotes.
Il a d'ailleurs apporté avec lui du houblon, de la levure et différents malts d'orge, qu'il nous encourage à sentir ou à goûter pendant qu'il détaille les étapes essentielles de la fabrication d'une bière. Du brassin à la fermentation... Toute une science, qu'il laisse volontiers aux brasseurs, préférant définir la biérologie d'une façon plus large, comme « une discipline nouvelle, capable d'approfondir tous les domaines où la bière est concernée ». Ainsi, il travaille aussi bien avec des semenciers, des planteurs de houblon, des brasseurs (pour élaborer des recettes de bières par exemple), des restaurateurs, des sommeliers. Il doit être capable de déguster, mais aussi de tenir des conférences sur la géographie ou l'histoire de la bière. Et à l'écouter parler des Egyptiens qui vénéraient la bière, ou de la fermentation spontanée et des bières primitives, on comprend vite qu'il maîtrise son sujet comme personne. Ces derniers aspects l'amènent d'ailleurs parfois à travailler avec des archéologues. Mais surtout, le biérologue doit veiller à la mise en valeur de la boisson, en formant une nouvelle génération de sommeliers par exemple, capables de proposer de la bière comme du vin, ou en organisant des dégustations, des accords précis entre mets et bières. Un véritable lobby à lui tout seul. Il se félicite d'ailleurs de voir, même si la tâche n'est pas aisée, de plus en plus de bière faire leur apparition à la carte des grands restaurants. « Vous savez, j'avais l'habitude de surnommer la bière « la grande oubliée ». Mais cette époque, nous rassure-t-il, appartient au passé. Il y a dix ans, on la trouvait rarement au banc des grands événements et en cas de réception, on préférait proposer un bon vin ou un élégant whisky, même à ses amis. Mais le vent aurait bel et bien tourné. Il suffit, selon lui, d'observer la multiplication des caves à bières parisiennes : « Il y a 15 ans, seule Bootlegger existait. Aujourd'hui, il y a de quoi faire entre la Cave à Bulles, Bières Cultes, Paris Saint Bière... Et à chacune sa spécialité : bières rares du monde entier, bières belges, bières artisanales françaises, etc. » Ou le nombre de brasseurs, en constante évolution. 48 brasseries dans les années 1970 contre plus de 600 aujourd'hui. C'est, en effet, un beau retournement de situation. D'autant plus que ces nouveaux brasseurs sont très portés sur la qualité, n'hésitant pas à remettre au goût du jour de vieux principes d'abbaye (comme la dernière fermentation en bouteille), ou à utiliser des houblons rares et haut de gamme, inscrivant fièrement ces derniers sur les étiquettes, comme on le ferait avec des grands crus de vins.
D'ailleurs, on a envie de tenter la comparaison avec le vin. Evidemment, rouges, blancs et rosés tiennent toujours le haut du pavé. Mais à voir Hervé Marziou se lancer dans ce qu'il appelle « une dégustation spectacle » (la vidéo est ici), on se dit que la bière, elle aussi, mérite bien ses lettres de noblesse. L'homme fait appel à ses cinq sens, écoutant d'abord. Le bruit d'une capsule qui s'ouvre, la mélodie d'un verre qui se remplit. Puis effleurant sa chope du bout des doigts, pour percevoir une note de fraîcheur. Approfondissant ensuite ces premières impressions avec la vue. « Une bière se regarde », de la rondeur de son col de mousse à la finesse de ses bulles, en passant sa couleur, son homogénéité. Le biérologue penche ensuite ses narines expertes au-dessus de son verre de dégustation, le sien, celui qu'il a amené pour l'occasion. La droite, puis la gauche. Pour mieux dénicher les arômes qui composent la bière, des odeurs de céréales, de houblons, de fruits. Enfin, il faut la goûter. Et attention, on ne boit pas de la bière comme on boit de l'eau ou du vin. Le spécialiste nous conseille d'enfiler une franche gorgée - « Quand j'étais étudiant, on buvait nos galopins en trois fois » -, de la passer du bout de la langue au fond de la gorge. Là, l'amertume vient titiller les papilles, les ouvre, nous permettant de mieux apprécier le reste des saveurs. On comprend, en le voyant déguster, toute la mesure de sa passion, lui qui ponctue une phrase sur deux d'un « là encore ce qui est intéressant avec la bière... ».
Avant de nous quitter, il nous confiera que l'une des grandes qualités de la bière est avant tout son aspect abordable. Oui, il est possible de se payer une très bonne bière sans hypothéquer son appartement. Il évoquera également le côté convivial, cette « joie », cet « esprit de fête » qui colle à la bière, en nous rappelant qu'il faut tout même boire avec modération. Bien sûr, avoue-t-il d'un œil malicieux « on a tous lu des poèmes d'Ovide sur l'ivresse, alors dans ces cas-là, si l'envie vous prend de boire plus d'un verre, mieux vaut partir à la campagne, s'entourer de bons amis pour s'assurer que tout se passera bien ».
Deux aspects qui expliquent en partie le retour sur le devant de la scène de cette « grande oubliée ». Hervé Marziou lui, en tous cas, ne s'inquiète pas le moins du monde quand on évoque l'avenir de la boisson : « rendez-vous compte, en 2011, on a bu 1 840 000 000 d'hectolitres de bières ». Le monde n'a pas fini de se faire mousser.
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