Une entomologiste férue de papillons et une soubrette perverse mènent la valse dans 'The Duke of Burgundy' de Peter Strickland. Mais derrière son imagerie SM chic, le nouveau film du réalisateur de 'Berberian Sound Studio' propose une vision du cinéma référencée, esthète et ludique. Rencontre.
Time Out Paris : Avec ‘The Duke of Burgundy’, votre cinéma paraît poursuivre son exploration de la notion de genre. Ici, à travers la "sexploitation" des années 70.
Peter Strickland : Oui, c’était un peu mon point de départ. D’un côté, je voulais que l’histoire soit complètement irréaliste, qu’elle corresponde vraiment à du cinéma de genre. Et en même temps, je tenais à ce que, d’un point de vue émotionnel, ‘The Duke of Burgundy’ soit au contraire très crédible et précis. En général, la plupart des films érotiques ne se soucient guère d’un quelconque réalisme des sentiments. Ils bâtissent plutôt un fantasme, un imaginaire dont tout découle, dont ils ne dévient pas, se refusant à casser leur fantasme d’origine.
En particulier dans le genre - dont on conviendra de la spécificité - du "film d'exploitation lesbien sadomasochiste" tel que vous l’envisagez ici ?
Oui. En règle générale, le dominant y reste dominant, le soumis reste soumis… Tout correspond à un canevas. Alors que ce qui m’intéressait, au contraire, c’était de voir la dominatrice après sa jouissance, une fois qu’elle enfile son pyjama, se met au lit… Ecouter son ronflement, la nuit. Je voulais explorer cette division qui existe entre le fantasme, l’imaginaire intime et sa réalisation. Car les choses ne se passent jamais idéalement, comme on les a imaginées, que ce soit dans une relation sensuelle ou sur un plateau de cinéma, d’ailleurs. Je trouve fascinant cet écart, cet appel d’air, entre le fantasme et sa réalité. En outre, ce qui m’intéressait dans la relation de domination-soumission entre ces deux femmes, c’est que l’une d’elles ne veuille pas vraiment jouer le jeu. Cela la plonge dans une situation de compromis, d’acceptation de la nature et des fantasmes de l’autre. Elle doit transiger avec elle-même. Cette tension intérieure m’intéressait beaucoup.
Et cela permet également au film de casser le cinéma de genre de l’intérieur.
C’est effectivement assez excitant de travailler à partir d’une formule, d’un cadre préétabli : à quel point désir-t-on y être fidèle, quels aspects de ce cadre représentent véritablement un intérêt ? Souvent, il arrive que l’on parle de “genres nobles” et d’autres qui ne le seraient pas. Mais pour moi ce n’est vraiment qu’une question de perspective. Et de mon envie de regarder dans les coulisses, dans l’antichambre des différents genres.
En faisant ici appel à la sexploitation, vous semblez lorgner vers un genre méprisé (ou au moins mésestimé), tout en le traitant avec une très grande rigueur, beaucoup de délicatesse et de retenue… Un peu comme vous le faisiez avec le giallo italien dans ‘Berberian Sound Studio’.
Tout à fait… même si le giallo reste quand même plus respecté que les films érotiques. Toutefois, je crois qu’on peut trouver quelque chose de cinématographique dans n’importe quel sous-genre : dans les séries B, dans les films de cannibales, même ! Concernant la sexploitation, il me semble que c’est encore l’un des rares genres à rester mis de côté, que l’on considère comme quelque chose d’embarrassant, de vaguement avilissant. Alors qu’il y a eu quelques belles réussites au cours des années 70. Jess Franco a fait quelques films excellents. D’autres très mauvais aussi… Mais ce qui reste intéressant, tous genres confondus, c’est qu’une fois que vous avez vos séquences-clés, que vous avez disposé vos balises, vos repères narratifs, vous pouvez mettre ce que vous voulez entre ces scènes de genre… C’est ce cadre, ce prétexte, qui vous donne de la liberté.
Y a-t-il néanmoins une forme à laquelle, a priori, vous ne toucheriez pas ?
Oui, les films sur les prisons de femmes, je pense… Là, ça devient vraiment compliqué. Ou trop gros pour moi, en tout cas. Ceci dit, Jonathan Demme en a réalisé un que je trouve assez réussi, ‘Caged Heat’ (‘5 femmes à abattre’ en Français), avec une bande originale de John Cale. Pas inintéressant du tout… Mais je trouve ceux réalisés par Franco trop brutaux, par exemple, j’ai vraiment du mal à les regarder.
Au-delà de son thème, ‘The Duke of Burgundy’ paraît extrêmement travaillé sur le plan formel. Tout cela était-il écrit ? Ou le film a-t-il trouvé sa forme au cours du tournage ?
A l’origine, mon script ne faisait que 75 pages. Je craignais même franchement que le film soit trop court. Pourtant, le premier montage faisait trois heures ! Du coup, maintenant je me méfie de mes propres scripts… En fait, les personnages féminins me sont venus assez tôt dans l’écriture. Le plus difficile fut de trouver le ton, l’atmosphère et l’approche qui me permettrait de retranscrire leur relation. Je ne pouvais ni raconter cette histoire trop sérieusement, ni avec trop d’humour. Il fallait trouver une distance assez juste. Le déroulement du film, l’enchaînement des séquences, tout cela était écrit. En revanche, le jeu visuel avec les miroirs, une grande partie de l’atmosphère, tout cela m’est venu spontanément sur le tournage. Souvent, il m’arrive de mettre de la musique sur le plateau et de laisser les acteurs improviser leurs gestes, leurs mouvements à partir d’une ambiance. Pour ce film, j’ai par exemple pas mal utilisé le titre “Dorian Gray” de Giuseppe De Luca. Ou encore la cinquième symphonie de Mahler.
Sans que cela vampirise le film, on peut y retrouver un certain nombre de références, d’influences, ou plutôt de connexions avec d’autres œuvres. Par son traitement des couleurs, le début du film pourrait évoquer les premiers Almodóvar. On pense aussi parfois au Polanski de ‘Rosemary’s baby’, à l’esthétique de la symétrie chez Kubrick, à l’étrangeté fétichiste de certains Buñuel…
Ah oui, Buñuel, absolument ! En fait, je dirais que mes emprunts se font surtout en termes de plans, de cadres. Ici, nous avons par exemple recréé l’un des plans de ‘L’Année dernière à Marienbad’. Pas du tout pour faire une référence explicite ou un hommage au film de Resnais ; mais simplement parce que c’est un plan que je trouve superbe. Mais sans doute la référence la plus explicite de ‘The Duke of Burgundy’ se rapporte-t-elle à ‘Mothlight’ de Stan Brakhage. Dans un certain sens, c’est comme un collage d’éléments très variés, préexistants mais agencés d’une manière nouvelle.
Plus précisément, comment envisagez-vous ce travail par rapport aux références ?
J’aime les références car ce sont elles qui m’ont formé. Je n’ai jamais fait d’école de cinéma, j’ai appris à en faire en regardant des films, en essayant de comprendre de ce que je voyais d’autres réalisateurs faire. De voir ce que Jim Jarmusch a pu emprunter à Ozu, ce qu’Aki Kaurismäki reprend des films de Bresson… Ce qui me plaît, c’est que cela créé une filiation, un lien avec d’autres cinéastes. C’est sans doute la raison pour laquelle je continue d’aimer Tarantino : il dissémine ses influences sur son passage, revendique ses goûts en tant que spectateur. Mais il y a une frontière à respecter, toutefois, entre une cinéphilie généreuse et la tentation d’en faire trop en termes de références, de se la raconter en étouffant le spectateur. Au bout du compte, la question à poser est toujours : est-ce que cela sert l’atmosphère du film ? Par exemple, je n’aurais jamais fait référence au film de Brakhage si ‘The Duke of Burgundy’ s’était déroulé en ville. Mais étant donné son sujet et son cadre, l’anxiété latente de ses personnages, cette invasion de l’écran créée par le travail de Brakhage sur les papillons me donnait un moyen assez élégant de traduire graphiquement l’intensité de ce qui se passait entre les personnages. Il s’agit donc plutôt de travailler sur des textures, des ambiances, des incertitudes, plutôt que sur des références.
D’ailleurs, le fait que la dominatrice de ‘The Duke of Burgundy’ se passionne pour l’entomologie et les papillons donne un cachet particulier au film, lui confère une ambiance à la fois esthétique et morbide.
L’une des mes grandes influences ici était celle de Jean-Henri Fabre, un naturaliste qui représente assez cette ancienne tradition européenne, consistant à essayer de trouver une valeur esthétique dans le travail de recherche scientifique. L’un des exemples les plus frappants de ce genre de démarches reste sans doute l’œuvre de Jean Painlevé, qui est absolument incroyable. D’une part, parce que son travail d’entomologiste-cinéaste était très précis d’un point de vue scientifique, mais aussi parce qu’il était aussi un véritable réalisateur d’avant-garde, demandant par exemple à Pierre Henry de composer la musique de ses films… Le cinéma de Painlevé se retrouve ainsi au confluent de deux démarches, à la fois scientifique et artistique, de deux mondes qui se complètent dans et à travers l’expérimentation. Il y a une douzaine d’années, j’ai sorti un disque de chants de criquets (dont j’ai d’ailleurs intégré des extraits dans ‘The Duke of Burgundy’). J’ai travaillé sur deux espèces, absolument indiscernables physiquement, mais dont les chants sont extrêmement dissemblables. Et bien que j’avais proposé ce disque comme un document scientifique, en fait, pour moi-même, je le considérais comme un album de musique noise.
A une époque comme la nôtre, où la pornographie paraît présente dans des proportions inédites, comment avez-vous envisagé la question de l’érotisme, d’une tension sexuelle qui va à rebours de l’industrie de la pornographie ?
Il s’agissait vraiment de trouver une autre manière d’explorer l’érotisme, qui a tellement déjà été montré de façon explicite qu’il en a sans doute perdu tout potentiel. Aujourd’hui, montrer le sexe de cette façon relèverait presque du pastiche – à moins, peut-être, de le filmer comme Kechiche, avec un réalisme inédit, vraiment personnel et puissant. Ici, mon projet était très différent. Sans doute était-il, au fond, assez comparable à celui de ‘Berberian Sound Studio’, où l’idée était de faire un film d’horreur sans sang… Ici, le but était de réaliser une histoire de sexe intense sans avoir recours à une nudité explicite. D’ailleurs, l’un des grands intérêts de l’érotisme est qu’il renvoie chacun à lui-même, à ses propres goûts, fantasmes ou obsessions. Cela créé des réactions très diverses et intéressantes au sein du public : certains sont ennuyés, offensé, d’autres excités…
Dans un certain sens, ‘The Duke of Burgundy’ pourrait peut-être se rapprocher du ‘Nymphomaniac’ de Lars Von Trier, en particulier de son premier volume : où le prétexte du sexe hardcore permet surtout au film de partir sur des thèmes excentriques – comme la polyphonie chez Bach, les mathématiques ou la pêche à la mouche…
‘Nymphomaniac’, personnellement je l’ai vu comme la quête éperdue d’une catharsis, comme un véritable appel au secours. Le sexe n’y apparaît jamais comme un plaisir, comme une joie, même étrange ou détraquée, mais comme une expérience des limites, une volonté d’aller tout au fond du gouffre. Un film d’un immense désespoir. Mais effectivement, derrière ses airs de film SM lesbien, ‘The Duke of Burgundy’ est profondément une histoire d’amour, sur deux personnes ayant des façons très différentes d’exprimer leurs désirs respectifs, et sur la négociation nécessaire pour que ceux-ci réussissent à s’harmoniser. En général, on fait comme si l’entente sexuelle devait être directe, immédiate, alors qu’il faut parfois beaucoup de temps pour explorer le désir de l’autre, pour trouver une sensualité commune, où chacun puisse aller au bout de lui-même à travers l’autre. Avec cette question, qui constitue pour moi le fondement du film : jusqu’où est-on prêt à aller pour satisfaire les désirs les plus inavouables de quelqu’un qu’on aime ?
>>>> 'The Duke of Burgundy' de Peter Strickland, avec Sidse Babett Knudsen et Chiara D'Anna. Actuellement en salles.