Time Out Paris : ‘Loin de la foule déchaînée’ apparaît comme une sorte de roman d’apprentissage du féminisme pour son héroïne, Bathsheba (Carey Mulligan), femme forte et indépendante qui se heurte aux structures sociales de son époque. Est-ce ainsi que vous avez envisagé le roman de Thomas Hardy ?
Thomas Vinterberg : Je vois ce que vous voulez dire, je pense que c’est une vision effectivement juste. Mais je ne veux vraiment pas dicter de ligne de conduite ou donner de leçon à qui que ce soit. Je préfère laisser cela aux prêtres et aux professeurs ! Je ne voudrais pas donner une lecture unilatérale de l’œuvre. Pour moi, Thomas Hardy a comme passé son personnage féminin aux rayons X, livrant d’elle un portrait qui n’évacue pas sa rugosité, ses caprices, ses défauts… Bathsheba est une femme décidée, volontaire, mais également vulnérable, fragile et aimable. Je trouvais particulièrement intéressant cette dualité chez ce personnage : à la fois libre et indépendante, mais aspirant en même temps à se dévouer à un homme par amour. Elle-même lutte contre cette indécision, entre ces deux désirs contradictoires qui l’habitent. Son problème, je crois, est que la dévotion amoureuse passe socialement pour de la faiblesse. Ce qui me semble très triste, car c’est quelque chose de véritablement beau – pour les deux sexes d’ailleurs... Enfin, voilà pêle-mêle ce que j’avais en tête à la lecture du livre de Thomas Hardy. Surtout, les héros du roman me paraissaient véritablement vivre à travers ses mots ; et retranscrire cette vivacité des personnages à l’écran était pour moi l’enjeu principal de ce film, en tant que metteur en scène. Créer des personnages qui vous restent en tête, qui vous suivent dans votre vie, auxquels on peut se référer : voilà pour moi l’idéal que doit suivre un réalisateur.
Peu à peu, au gré de multiples triangulations amoureuses, le film devient presque une symphonie de désirs brisés, d’amours avortées, où les individus se voient contraints de ronger leur frein devant la pression du groupe, de la société. Or, ce type de tension apparaît régulièrement dans vos films. On la retrouve par exemple également dans ‘La Chasse’.
Oui, c’est un thème qui revient fréquemment dans mes films. L’individu contre la communauté, la singularité contre le groupe. C’est intéressant que vous disiez cela, car je ne m’en suis rendu compte qu’il y a peu, en travaillant sur mon prochain film, ‘The Commune’, qui traite également de ce sujet, à travers les questions de l’individualité, du vivre-ensemble… Bathsheba est un être profondément indépendant, solitaire, intimement extérieur à sa communauté, mais sur qui s’exerce une très forte pression sociale. Mais elle a aussi un côté « enfant gatée ». Elle aime se trouver au centre de l’attention, et cela me plaît beaucoup chez elle. Ça la rend plus humaine, plus réelle. Au cours des dernières années, j’ai dû lire pas loin de 300 scénarios pour Hollywood, et c’est un aspect qui n’est presque jamais abordé : les héros y sont toujours très moraux, très purs. Alors que Bathsheba peut parfois apparaître comme une connasse capricieuse, orgueilleuse – et j’aime cela. Vraiment.
En effet, au début du film, on pourrait craindre qu’elle se retrouve victime des hommes. Mais dès que Bathsheba voit son statut social progresser, elle n’hésite pas à en jouer, parfois avec morgue ou avec une certaine virilité.
J’ai adoré travailler avec Carey, car nous devions en permanence négocier autour de son personnage. Elle tenait à ce que Bathsheba reste fière, forte, alors que je voulais, de mon côté, que Carey accepte d’en montrer les faiblesses, la vulnérabilité… J’ai trouvé cette tension très riche, car cela m’a poussé à m’interroger sur mon propre rapport aux femmes. En général, les femmes scandinaves sont de fortes têtes, ce sont elles qui mènent la danse. Professionnellement, elles sont aussi très actives… Alors que les hommes se contentent souvent de se retrouver derrière une poussette ! Cela m’intéressait de me pencher sur cette pression qui s’exerce désormais sur les femmes – en tout cas au Danemark – et qui me semble les pousser à devoir refouler leur fragilité. En parallèle, Matthias Schoenaerts m’a très vite semblé parfait pour interpréter le fermier Gabriel Oak, car il incarne, symétriquement, une même dualité : d’un côté, son personnage est obéissant, respectueux, il est véritablement au service de Bathsheba … Et en même temps, il dégage une puissante présence physique, immédiatement sexuelle et animale.
On retrouve également dans ‘Loin de la foule déchaînée’ certaines scènes assez typiques de vos films. Par exemple, celle, assez dostoïevskienne, d’une soirée qui dégénère – comme dans ‘Festen’. Ou encore, comme dans ‘La Chasse’, des scènes d’église, où celle-ci apparaît comme un lieu où les tensions qui existent au sein d’une société se font jour.
Ma femme est théologienne, cela y est peut-être pour quelque chose ! Non, je dis ça pour rire. En fait, je crois que lorsqu’on situe une scène dans une église, on ouvre une porte sur la métaphysique, sur la spiritualité. C’est une option, une proposition. Les hymnes et chants d’église, assez présents dans ce film, représentaient pour moi cette possibilité d’élévation. Bien sûr, cela reste une ouverture : c’est au spectateur de déterminer si la spiritualité lui paraît pertinente ou non. Par ailleurs, l’église est un lieu où la collectivité se retrouve, et où les tensions dont nous parlions tout à l’heure, entre l’individu et la communauté, sont susceptibles de s’exacerber. Ayant grandi dans une famille athée, cette question de ce que peut représenter une église, à la fois pour les consciences subjectives et collectives, me paraît assez fascinante.
Dans le film, une grande place est dévolue à la musique, à la fois à travers les chants d’église, mais aussi par des chansons ou les compositions de Craig Armstrong. Cela était-il un parti-pris de base ?
A côté de la réalisation, la musique me paraît sans doute l’un des aspects les plus conservateurs du cinéma. Originellement, je suis souvent plutôt méfiant à son égard. Ici, j’ai beaucoup travaillé avec Craig Armstrong pour retrouver un son assez typique du cinéma hollywoodien, mais pas celui d’aujourd’hui, plutôt celui des fifties. Et j’aime beaucoup le résultat auquel il est parvenu, avec des sons de cordes assez chaleureux, mais qui n’en font pas trop, qui restent à la fois sobres et entêtants. Par ailleurs, en ce qui concerne les chansons interprétées par les acteurs, la scène de dîner où Carey Mulligan chante avec Michael Sheen représentait en effet pour moi le cœur du film, comme un moment de suspension, de respiration. Le scénario étant assez touffu, je tenais à préserver l’importance de cette séquence où l’action s’interrompt pour laisser place à la musique, où le temps et les passions se figent pour un fragile instant de grâce.
Vingt ans après son élaboration, comment considérez-vous a posteriori le Dogme 95, dont vous avez été le fer de lance avec Lars von Trier ?
C’était un moment de révolte contre le cinéma dominant, mais qui a vite été repris par la mode. Il est devenu une posture branchée, alors qu’il voulait précisément résister à ce genre de récupération. En fait, cela m’a pris plusieurs années, après l’élaboration du Dogme avec Lars, pour comprendre ma véritable nature en tant que cinéaste. A l’époque, sans le vouloir, j’étais à l’origine d’un grand malentendu, en manifestant mes idées sous un angle formel. Cela convenait parfaitement à Lars, qui reste un avant-gardiste, un grand expérimentateur de formes – ce que je respecte beaucoup et que j’admire chez lui. C’est sa force, son originalité, cette recherche de purs moments de cinématographie. Mais ce qui me motive, moi, ce sont les personnages, l’expression de la vie, de l’existence, de sa fragilité ; bien plus que l’invention formelle.
Oui, c’est un peu le même genre de distinction qu’on pourrait faire entre François Truffaut et Jean-Luc Godard, au sein de la Nouvelle Vague…
En effet. Mais à un moment, malgré les malentendus, cela permet à de jeunes cinéastes de se faire entendre ; ce qui reste finalement l’essentiel.
Actuellement, qu’il s’agisse de réalisateurs (à travers vous, Lars von Trier ou Nicolas Winding Refn), d’acteurs comme Mads Mikkelsen, ou même de séries télévisées, le Danemark voit sa production avoir le vent en poupe, internationalement. A quoi attribuez-vous cela ?
D’abord, je crois que les séries n’ont vraiment que peu de rapport avec le cinéma. Des choses comme ‘Borgen’ ont beau marcher, je trouve que cela reste terriblement médiocre. Tout le monde en parle parce que le Premier ministre est une femme et qu’elle fait du vélo… Franchement, cela reste faiblard, non ? Par contre, en ce qui concerne le cinéma, je crois que le style danois est assez reconnu grâce à sa brutalité, je dirais même son incivilité : cette façon d’exprimer les choses de façon franche, très directe, semble effectivement plutôt bien voyager à travers le monde.
'Loin de la foule déchaînée' de Thomas Vinterberg, avec Carey Mulligan, Matthias Schoenaerts, Michael Sheen, Tom Sturridge et Juno Temple. En salles le 3 juin 2015.