Depuis le début des années 2000, le cinéaste argentin Lisandro Alonso creuse le sillon très personnel d'un cinéma onirique, au minimalisme singulier et radical. Pour son nouveau film, 'Jauja', le réalisateur a fait équipe avec Viggo Mortensen comme producteur et acteur principal pour accoucher d'un petit bijou de cinéma primitif et sensoriel (lire notre critique du film). Rencontre.
A travers l’utilisation d’un format carré, la fixité de ses plans ou l'épure de ses dialogues, ‘Jauja’ paraît lorgner vers les origines du cinéma, évoquant parfois les films des frères Lumière. S’agissait-il d’une démarche délibérée, volontaire de votre part ?
Concernant le format carré, ce n’était pas vraiment une volonté particulière : c’est un format qu’on a trouvé accidentellement, par hasard, suite à des erreurs de labo. Actuellement, le cinéma tend de plus en plus vers le divertissement de consommation rapide, que les technologies poussent vers le digital et la nouveauté permanente. En même temps, il est encore possible de travailler en noir et blanc, d’insérer des intertitres. Ou de choisir un format carré. Tout reste encore possible pour des films à contre-courant. Par ailleurs, je suis ravi de cette analogie avec les frères Lumière, qui représentent pour moi la définition-même du cinéma. C’est ce que j’admire le plus : un cinéma en totale expérimentation, un questionnement de toutes parts, sur tous les registres. Pour moi, le cinéma c’est d’abord ce questionnement, cette recherche.
On perçoit d’ailleurs, dans ‘Jauja’ comme dans vos précédents films, un refus assez farouche de la narration classique, une volonté de sortir le cinéma de ses références littéraires ou théâtrales, qui peut rappeler l’approche et les théories de Robert Bresson. S’agit-il pour vous d’une quête d’une sorte de virginité du cinéma, ou de pureté ?
Effectivement, Bresson est aussi pour moi une grande source d’inspiration, qui m’a beaucoup influencé, notamment lors de mes études de cinéma. Ceci dit, je ne sais pas si j’emploierais le mot de « pureté » : je dirais plutôt que je recherche la forme qui me semble la plus essentielle et personnelle, celle qui m’intéresse le plus. J’aimerais pouvoir trouver ma propre méthode pour faire du cinéma, être à chaque fois plus efficace pour tendre vers ma vision personnelle du cinéma.
Par rapport à vos films précédents, ‘Jauja’ a pu bénéficier d’un budget plus important ou d’acteurs professionnels (à commencer par Viggo Mortensen) : cela a-t-il dû impliquer pour vous un changement de méthode, une autre manière de tourner ?
Sans aucun doute, la présence de Viggo Mortensen appelle un plus large public, et cela a dû être pensé dès le début du travail sur ‘Jauja’. D’un autre côté, Viggo connaît bien mes films, et c’est lui qui est a eu le désir de venir vers ce genre de cinéma. J’ai donc cherché à conserver au maximum ma façon de travailler et mon équipe habituelle. Toutefois, j’ai aussi pu bénéficier pour ce film du travail de Timo Salminen, le directeur de la photographie d’Aki Kaurismäki, qui a un univers visuel personnel très fort, ainsi que des textes du poète argentin Fabián Casas, qui s’est chargé de certains dialogues, donnant au film une portée littéraire et narrative plus forte que celle de mes films précédents. Mais de mon point de vue ‘Jauja’ prolonge la recherche que je poursuis invariablement à travers mes films.
On raconte que vous auriez effectué le montage de ‘Jauja’ chez Carlos Reygadas : vous confirmez cela ? De façon plus générale, vous sentez-vous proche de certaines tendances actuelles du cinéma latino-américain ?
Le film a effectivement été monté au Mexique, dans le studio de Carlos Reygadas, qui est un ami depuis une douzaine d’années. En revanche, je ne pense pas qu’on puisse dire que ni lui ni moi représentons le cinéma latino-américain. En fait, Reygadas est sans doute l’un des seuls dont je me sente véritablement proche. Il faut dire que nos films représentent un processus de recherche, qu’ils ne visent pas le grand public.
Bien sûr, en Amérique latine, des aides du gouvernement existent pour le cinéma d’auteur… sauf qu’elles tardent beaucoup à arriver ! Nous avons donc souvent recours à des fonds européens. D’une certaine manière, la fréquence de mes films m’est donc imposée par leur financement, qui peut prendre en moyenne deux ans. Pourtant, ils ne coûtent pas franchement cher… Mais comme leur diffusion reste généralement assez confidentielle, et qu’elle passe majoritairement par des festivals, cela prend souvent longtemps d’obtenir la confiance des investisseurs…
Vous avez échangé une correspondance filmée avec le cinéaste espagnol Albert Serra, lors d’une édition de ‘Cinéastes en correspondances’ au Centre Pompidou. Lorsque nous l’avions rencontré (lire notre interview), Albert Serra se réjouissait de la présence de ses films dans des centres d’art. Partagez-vous ce point de vue ? Les galeries constitueraient-elles un refuge pour le cinéma d’auteur ?
Absolument pas ! Quand j’ai commencé mes études de cinéma en 1993, le but était vraiment de faire des films qui puissent être projetés dans des salles de cinéma du coin, qu’on puisse les voir près de chez soi. Bien sûr, au cours du temps, les cinémas sont devenus des multiplexes, qui programment désormais essentiellement des blockbusters, ce qui fait que je dois plutôt passer par des festivals, ou des circuits minoritaires… Mais cela n’empêche pas que mes films sont conçus pour être projetés dans le dispositif d’une salle de cinéma ; je ne les conçois pas du tout pour des galeries ou des musées. Mon travail, en tant que producteur de mes films, est de pouvoir les diffuser dans un maximum de salles – même si, bien sûr, cela ne doit pas rentrer en ligne de compte a priori dans leur conception.
On vous sait par ailleurs extrêmement attaché au travail sur pellicule, refusant les possibilités du numérique. Pourriez-vous développer ce point de vue ? S’agit-il d’un attachement affectif ?
En fait, le numérique n’existait pas quand j’ai commencé à faire du cinéma. J’ai appris à faire des films sur des bobines de 16 ou 35 mm, et cela influe énormément le rythme d’un tournage. Le 35 mm est assez coûteux, il oblige à une certaine rigueur, à assumer ses choix. Mais il est aussi accompagné du mystère du laboratoire : on se sait jamais exactement à quoi ressembleront les prises avant qu’elles soient développées et cela génère chez moi une tension, une excitation que ne permettrait pas le numérique. D’autre part, une bobine de 35 mm peut faire entre quatre et dix minutes au maximum, ce qui me donne le temps-limite d’une scène : cela pousse à davantage penser la structure du film, sa temporalité.
Enfin, qu’est-ce qui génère pour vous l’impulsion d’un film, son point de départ : est-ce une rencontre, une lecture, une situation, un rêve ?
Pour moi, le point de départ d’un film est avant de trouver un lieu qui m’inspire : comment vivent ou survivent les gens dans cet endroit, ce qu’ils y font au quotidien. Le film commence véritablement aux repérages. Un autre moteur, me concernant, est le fait de continuer à travailler avec les mêmes gens, qui sont devenus comme une nouvelle famille au cours des quinze dernières années. Enfin, je crois qu’il faut aussi connaître ses propres failles. Par exemple, je me considère assez limité en termes de possibilités narratives, mais c’est précisément à partir de cela que je peux chercher à construire une cohérence, en creusant ce que je sais bien faire, sans tenter de me lancer dans des choses que je ne maîtriserais pas. Connaître ses limites me paraît essentiel pour définir un style qui soit personnel et authentique.