Jean-Pierre Melville (1917-1973) n'est pas seulement l’un des plus grands maîtres français du cinéma de genre. Traversée par la guerre, son œuvre s'éloigne des films noirs américains des années 1940-1950 grâce à un sens du tragique porté par une stylisation très personnelle. La sortie en salles en versions restaurées de sa grande fiction sur la Résistance, ‘L'Armée des ombres’, le 6 mai, puis du ‘Doulos’, du ‘Cercle rouge’ et d’‘Un flic’ le 13, invite à une lecture du polar melvillien à travers le prisme de l'Histoire.
Genre : masculin. Âge : la quarantaine, parfois un peu plus. Vêtements : imperméable beige bien cintré à la Humphrey Bogart, lunettes noires et chapeau. Expression : laconique. Le temps n'a pas d'emprise sur les gangsters de Jean-Pierre Melville : du Bob de ‘Bob le flambeur’ (1956) à Simon dans ‘Un flic’ (1972), en passant par le Silien du ‘Doulos’ (1962), ils arborent la même apparence un peu guindée, inexpressive jusque dans les situations les plus critiques. Interprétées par les grands acteurs du polar français de l'époque (Alain Delon, Jean-Paul Belmondo ou encore Lino Ventura), ces crapules ont l'air tout droit sorties d'un film de John Huston ou d'Orson Welles. Absurdes, elles portent un tragique en grande partie lié au sens de l'Histoire de Jean-Pierre Melville.
Avant les gangsters : la guerre
Même si le réalisateur du ‘Samouraï’ (1967) affectionne, autant que ses personnages, imperméable et Stetson (voir le « portrait en neuf poses » que lui consacre André S. Labarthe en 1971), il ne s'est pas illustré que dans le polar. Dans ‘Le Silence de la mer’ (1947), son premier long métrage adapté du roman éponyme de Joseph Kessel, on serait bien en peine de trouver la moindre trace de l'esthétique policière développée par la suite. Ce film situé sous l'Occupation n'en est pas moins important pour comprendre l’œuvre ultérieure de Melville. Son sens du tragique surtout, qui traverse la France filmée par le réalisateur à la manière d'une tornade en fin de course.
« La tragédie, c'est la mort toute prête que l'on rencontre dans le monde des gangsters ou dans une période particulière, comme la guerre », affirme Jean-Pierre Melville dans son entretien avec Rui Nogueira (1). Autrement dit, polar et film de guerre paraissent les deux derniers refuges possibles d'un tragique qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, « s'accommode mal du smoking et du plastron en dentelle » au cinéma. Avec ‘Léon Morin, prêtre’ (1961) et ‘L'Armée des ombres’ (1969), le cinéaste poursuit son développement de la tragédie historique ; en parallèle, il se forge un style bien personnel de fictions avec flics et gangsters qui lui valent de la part du scénariste Nicolas Saada, lors d'une conférence à l'Institut Lumière (Lyon), le titre du « plus français des cinéastes américains ».
Quelques « casses » avant la fin du tragique
Les tragédies policières de Melville ne sont pas du genre hurleur ni larmoyant. Aussi sobres que leurs protagonistes à imper et chapeau, elles ont le stoïcisme d'un tragique qui a bien conscience d'être à bout de souffle. Chez Melville, on provoque et on fuit la mort sans hâte, et même avec une sorte de flegme ironique. Dans la première scène du ‘Doulos’, Serge Reggiani (dans le rôle de Maurice Faugel) marche sans hâte vers le domicile d'un receleur qu'il s'apprête à tuer pour trahison. Au cours des nombreux retournements de situation que lui impose son ami Silien, il ne perd jamais contenance. Et pour cause : dans la France de l'après-guerre telle que la voit Jean-Pierre Melville, il n'y a plus grand-chose à perdre.
Plus grand-chose à gagner, non plus. À part un peu de temps avant que le tragique ne déserte tout à fait le cinéma et la vie. Si les scénarios des films de Jean-Pierre Melville contiennent tous les ingrédients d'un polar classique – ‘Le Doulos’ et ‘Le Deuxième Souffle’ (1966) sont adaptés de romans de la Série Noire, qui nourrit largement la production française de films policiers dès le début des années 1950 –, le reste y est si stylisé que l'action y a souvent valeur de rituel de préparation à la mort. Du ‘Samouraï’, sa plus grande réussite sur le plan de l'épure et de la stylisation, Jean-Pierre Melville dit dans ses entretiens avec Rui Nogueira que « dans tout schizophrène, chaque acte est un rite. D'ailleurs, ne nous trompons pas, le rituel tout court est schizophrène. » Plus qu'un tueur à gages avide d'argent, le Jef Costello du ‘Samouraï’ est donc une sorte d'apôtre du tragique. Chose que l'on peut dire aussi du Maurice Faugel du ‘Doulos’, de Corey (Alain Delon) et Vogel (Gian Maria Volonte) du ‘Cercle rouge’ (1970) et même, dans une moindre mesure, du héros éponyme de ‘Bob le flambeur’, premier film policier de Jean-Pierre Melville.
Nostalgie de l'avant-guerre
Avec ses couleurs délavées proches de celles du ‘Samouraï’ et son minimalisme dans l'expression des sentiments, ‘L'Armée des ombres’ est esthétiquement très proche des polars les plus épurés de Jean-Pierre Melville. Cette « dernière fiction sur la Résistance conçue par un cinéaste issu de la génération de la guerre, ayant de surcroît combattu dans les rangs de la France libre » – selon les termes employés par l'historienne Sylvie Lindeperg – a indéniablement profité du travail de Melville sur le polar. On lui reproche d'ailleurs, à l'époque, de faire un film de gangsters sous l'Occupation. Ou encore un film gaulliste. Bref, l'opinion et la critique passent à côté de ce chef-d’œuvre qui ne fut reconnu que bien plus tard à sa juste valeur.
Dans ‘Le Cercle rouge’ et surtout ‘Un flic’, Jean-Pierre Melville continue de creuser l'abstraction qui dans ‘L'Armée des ombres’ avait atteint chez lui une perfection inédite. Les films de guerre influencent donc autant les polars que l'inverse. Et le sens du tragique n'en est pas la seule raison. Césure radicale, la guerre est dans le cinéma de Melville le point de cristallisation d'une profonde nostalgie. « J'aime infiniment plus ce qui est arrivé aux hommes et aux femmes de ma génération que ce qui leur arrive maintenant », dit-il dans l'entretien filmé d'André S. Labarthe.
Depuis ‘Bob le flambeur’, tous ses polars expriment le regret d'une époque où un flic était un flic et un voyou un voyou. Avec l'Occupation, ces frontières bien nettes se sont en effet dissoutes : au sein de la Gestapo française, policiers et truands français se mêlaient jusqu'à se confondre. Pour autant, Jean-Pierre Melville n'est pas un passéiste. Pour preuve l'influence qu'il a eue et continue d'avoir sur de nombreux réalisateurs tels que Scorsese, Tarantino, Jim Jarmusch – dont le ‘Ghost Dog’ (1999) constitue une variation autour du ‘Samouraï’ –, John Woo ou encore Lucas Belvaux.
(1) 'Le Cinéma selon Jean-Pierre Melville', Rui Nogueira, éditions de l'Etoile, 1996.