Si Arctic est un bon film, c’est parce qu’il se la joue strict minimum. Une aventure lo-fi qui place ses intensités dans de petites choses. Manger devient toute une histoire, et la solitude l’ennemi numéro 1. Les raisons de la survie restent remarquables. L'homme tient bon en se rattachant à la culture (ces petites sépultures qu’il entretient), et sera littéralement sauvé par une image.
Depuis vingt-cinq ans, Philippe Faucon filme les marges de la société française. Ses minorités. Si chacun de ses huit longs métrages a reçu un bel accueil critique, le réalisateur français, né à Oujda au Maroc en 1958, demeure pourtant assez méconnu. A l'occasion de la sortie de son nouveau film, ‘Fatima’, le 7 octobre, la Cinémathèque française lui consacre une rétrospective qui permettra de redécouvrir l'exigence de son cinéma politique, centré sur la question de l'intégration.
Fatima est de celles qu'on ne fait qu'apercevoir. A l'école où elle travaille, elle part avant que les enfants arrivent. Le reste du temps, elle dépoussière des maisons vides. Juste le temps de recevoir les consignes du jour, et les propriétaires s'éclipsent. Comme pour éviter de regarder en face une mauvaise conscience qu'ils ne s'avoueront jamais. Incarnée par Soria Zéroual, Fatima dérange. Dans la banlieue lyonnaise où elle vit depuis des années, elle fait pourtant ce qu'elle peut pour se faire accepter. Mais comme la plupart des personnages de Philippe Faucon, tout en elle renvoie aux contradictions du discours républicain sur l'intégration. A la manière française de déguiser, sous des apparences humanistes, un rapport de domination hérité d'un passé colonial qui ne passe pas. Saisissant d'épure, ‘Fatima’ est une entrée idéale dans le cinéma de Philippe Faucon, l’un des rares réalisateurs français à oser un cinéma dont l'ancrage social s'élève au stade du politique.
Cités paradoxales
Depuis ‘L'Amour’ (1987), Philippe Faucon s'intéresse à la vie des banlieues. Au sentiment de relégation sociale qui mine ses habitants et à la violence qui s'y déploie, mais aussi à ses espoirs et à ses petites joies. Loin de l'atmosphère de néo-western du ‘Dheepan’ de Jacques Audiard, la banlieue de Philippe Faucon regorge de vie. La bande de jeunes de son premier film y connaît ses premiers émois amoureux. Comme Souad et Nesrine, 15 et 18 ans, les deux filles de Fatima, qui y font leurs armes avant d'entrer dans l'âge adulte. L'une par la révolte, l'autre par un effort scolaire qui la conduit en fac de médecine.
Réalisés dans l'intervalle, ‘Samia’ (2000), ‘Dans la vie’ (2008) et ‘La Désintégration’ (2012) s’ancrent aussi dans ce décor. Mais Philippe Faucon ne se répète pas. Il sait puiser dans la diversité sociale et culturelle des cités des sujets toujours différents, qui forment ensemble l’une des filmographies les plus conséquentes consacrées à ce jour à l'immigration française. Si aucune de ses cités n'est cauchemar intégral ni lieu de mixité fantasmée, le réalisateur alterne entre visions globalement optimistes et tableaux plus sombres. Il évite ainsi la redite, et creuse les paradoxes qui font de chacun de ses films des œuvres complexes, articulées pour la plupart autour d'une figure dont le réalisateur dresse le portrait avec force et minimalisme.
Portraits de déclassé(e)s
Depuis ‘Samia’, les parcours filmés par Philippe Faucon sont tous marqués par l'immigration. De manière directe pour Fatima, ainsi que pour Halima et Sélima, les deux mères de ‘Dans la vie’. Ou de façon collatérale pour leurs enfants : pour l'héroïne éponyme de 'Samia' – jeune Française d'origine algérienne en rupture avec sa famille – et pour les trois jeunes Lillois de ‘La Désintégration’, qui basculent dans le terrorisme islamiste. Mais la diversité de Philippe Faucon n'est pas faite que de personnages issus de l'autre rive de la Méditerranée. Après ‘L'Amour’, le réalisateur a en effet mis entre parenthèses son intérêt pour le Maghreb. Le temps de quelques fictions. Il s'est alors penché sur d'autres figures d'exclus. Sur des drogués. Et des homosexuels.
Les téléfilms ‘Sabine’ (1992) et ‘Muriel fait le désespoir de ses parents’ (1994) témoignent avec grâce du multiculturalisme de Philippe Faucon. Illuminés par la présence de Catherine Klein, à qui le réalisateur a donné ses premiers rôles – Faucon travaille souvent avec des non-professionnels, ce qui lui vaut régulièrement d'être comparé à Robert Bresson –, ces deux téléfilms s'attachent au malaise d'une lycéenne de banlieue parisienne issue d'une classe moyenne plutôt aisée. L'adolescence réussit merveilleusement à Philippe Faucon. Il la filme sans chercher à l'expliquer. Sans le psychologisme appuyé du Kechiche de ‘La Vie d'Adèle’, auquel peuvent faire penser les tourments amoureux de Muriel. Comme ceux de Fatima et de ses filles, les gestes de Sabine et Muriel se suffisent à eux-mêmes. Ils sont des gestes qui ouvrent. Qui se contredisent souvent, et creusent les rares questions que les protagonistes formulent à voix haute. Chez Philippe Faucon, la parole est défaillante. Incapable d'exprimer la douleur qu'on lit sur les visages et sur les corps.
De tous les héros – paradoxaux, mais héros tout de même – du réalisateur de ‘Fatima’, celui du téléfilm ‘Grégoire peut mieux faire’ (2002) est de loin le plus mutique. Moins poignant que Sabine et Muriel – c'est dans le portrait féminin que Philippe Faucon excelle le plus –, ce jeune garçon complexé incarné par Anthony d'Haene est le dernier adolescent placé au premier plan des films de Philippe Faucon. Après lui, l'âge de toutes les transformations laisse place à une maturité tout aussi inquiète. Celle d'Esther, femme âgée et handicapée de confession juive de ‘Dans la vie’. Celle des jeunes hommes paumés de ‘La Désintégration’. Celle des soldats français et algériens de ‘La Trahison’ (2005).
Révoltes d'hier et d'aujourd'hui
Avec ce film, Philippe Faucon revient sur un des fondements historiques des violences qui l'intéressent : la guerre d'Algérie. Fiction filmée à la manière documentaire, ‘La Trahison’ montre le quotidien d'un bataillon du Sud-Est algérien, en mars 1960. La guerre sévit depuis six ans déjà, et les jeunes Algériens mobilisés pour combattre auprès de l'armée française ne supportent plus les opérations menées dans le djebel contre les paysans. Comme d'habitude chez Faucon, les images sont brutes. Le récit fait de gestes et de coups de fusil. Le sujet augurait d'un éloignement du présent ; dans les tranchées de ‘La Trahison’, on est en fait tout près de la banlieue lilloise de ‘Fatima’, ainsi que des quartiers nord de Marseille de ‘Samia’. Et inversement.
Mais le colonialisme n'est pas le seul épisode du passé à planer sur les cités de Philippe Faucon. Il y a aussi mai 68. En creux dans ‘Sabine' et 'Muriel fait le désespoir de ses parents’, cette révolution et ses lendemains qui déchantent sont au cœur d'une série en quatre épisodes réalisée pour Arte en 2008 : ‘D'amour et de révoltes’. Très didactique, cette production a le mérite de souligner l'arrière-plan historique des fictions sociales et politiques de Philippe Faucon. Lesquelles brillent par leur discrétion sur le sujet, tout en en étant imprégnées. C'est là toute la délicatesse du cinéma de Philippe Faucon. Sa poétique du réel, dénuée de naturalisme.
'Fatima', de Philippe Faucon. Sortie le 7 octobre. 1h19.
Rétrospective Philippe Faucon à la Cinémathèque française du 5 au 25 octobre.