Si Arctic est un bon film, c’est parce qu’il se la joue strict minimum. Une aventure lo-fi qui place ses intensités dans de petites choses. Manger devient toute une histoire, et la solitude l’ennemi numéro 1. Les raisons de la survie restent remarquables. L'homme tient bon en se rattachant à la culture (ces petites sépultures qu’il entretient), et sera littéralement sauvé par une image.
Venu du cinéma d’horreur, Kiyoshi Kurosawa ne saurait s’y restreindre. Au contraire, de ‘Cure’ à ‘Tokyo Sonata’ ou ‘Kaïro’, il a su développer une œuvre à la fois touche-à-tout, riche et très cohérente dans ses thèmes. Il y a trois ans, nous l’avions rencontré lors d’une rétrospective de ses films à la Cinémathèque, pour parler de cinéma français (lire l’entretien). Depuis, après la mini-série ‘Shokuzai’ (distribuée en France sous la forme de deux longs métrages) et ‘Real’ l’an dernier, nous retrouvons le réalisateur japonais autour de son nouveau film, l’émouvant et subtil ‘Vers l’autre rive’ (en salles le 30 septembre) : une histoire de revenant qui vous noue la gorge par sa mélancolie, plutôt qu’avec sa poigne.
Time Out Paris : Pourriez-vous nous parler du roman dont est tiré ce film, ‘Kishibe no Tabi’ de Kazumi Yumoto. Comment en êtes-vous venu à l’adapter au cinéma ?
Kiyoshi Kurosawa : En fait, ce n’est pas moi qui ai déniché ce roman, mais ma productrice, qui m’a demandé si cela m’intéresserait d’en réaliser une adaptation au cinéma. Je l’ai donc lu dans l’optique de voir si je pourrais en faire un film. Mais j’ai tout de suite trouvé le roman très original, et senti qu’on pouvait très facilement en partager les émotions. Une idée, en particulier, me paraissait superbe dans le livre. Qu’un mari défunt revienne voir sa femme, c’est quelque chose qu’on a déjà pu voir ou lire ailleurs, sauf qu’en général, dans ce genre de scénario, le couple va se retourner sur son passé, avec beaucoup de nostalgie ; alors qu’ici, les deux personnages ne vont pas se retourner sur leur passé, mais au contraire construire une nouvelle relation, en approfondissant celle, incomplète, de leur vie commune passée. Cette idée de renouveau amoureux et de voyage avec un mort, c’est ce qui m’a donné envie de faire ce film.
‘Vers l’autre rive’ semble en cela faire écho à certains thèmes qui traversent vos derniers films, ‘Real’ et ‘Shokuzai’ : la puissance du souvenir, la manière dont le passé, ou les morts, continuent à vivre en nous.
Je pense qu’il est très difficile de parler du passé au cinéma, cela devient souvent trop lourd, explicatif. Or, dans ‘Shokuzai’ et ‘Real’, le passé avait une importance capitale dans les romans d’origine, ce qui m’a posé pas mal de problèmes, en particulier pour ‘Real’. Concernant ici le roman de Kazumi Yumoto, le passé pouvait aussi recouvrir une certaine importance, mais ces scènes m’ont paru plus faciles à transcrire à l’écran. Par exemple, le roman revient sur le passé du héros avec sa maîtresse, mais j’ai pu traiter cela au présent dans le film, en imaginant la rencontre entre cette maîtresse et la femme du héros, après qu’il soit revenu d’entre les morts.
Il semble en effet que c’est à travers des idées de mise en scène que le film parvient à retranscrire les sentiments et la mémoire des personnages. Par exemple, lors de cette rencontre que vous évoquez entre l’épouse et la maîtresse du héros, l’alternance des champs-contrechamps, face caméra sur les visages des deux femmes parvient à créer un trouble, un sentiment de dualité, de fascination, qui délaisse une temporalité linéaire pour un langage plus proprement cinématographique. Ces idées de mise en scène sont-elles pensées dès l’écriture du scénario, lors du travail d’adaptation ?
Cela dépend. En général, je fais de nombreux essais de mise en scène avant de trouver ce qui me convient. Concernant cette scène en particulier, dès l’écriture, j’envisageais quelque chose de très statique pour pouvoir exprimer l’intensité de la lutte entre ces deux femmes. Toutefois, il m’arrive également de suivre une idée qui s’impose d’elle-même sur le plateau : par exemple, juste avant le retour du mari défunt, j’ai eu l’idée de décentrer le personnage de sa veuve afin de faire sentir le vide à ses côtés, qui peut à la fois exprimer l’angoisse de cette absence et l’apparition imminente du fantôme. Cette approche-là n’était pas préméditée, c’est le format du cinémascope qui, en tournant, m’y a fait penser.
Ce voyage méditatif à deux fait à la fois penser au cinéma d’auteur – aux films d’errance d’Ozu ou d’Antonioni, par exemple – mais également au cinéma fantastique, au paranormal. Sur quoi se fonde cet équilibre particulier ?
Concernant ce film, c’est surtout lié, je pense, à la force du roman original, qui parvient à inclure le surnaturel dans un drame dont il paraît d’abord absent. Surtout, c’est la première fois que je fais un film de voyage. En commençant, je n’avais aucune idée de comment cela allait tourner, quelle serait la part de fantastique du film. C’est en le réalisant que j’ai compris certaines choses… Par exemple, comment le voyage géographique pouvait se marier au surnaturel : il suffit alors d’accepter que tout se fonde sur l’impermanence. Une chose arrive, et qu’elle semble surnaturelle ou non, les voyageurs passeront bientôt à autre chose. Ils ne cherchent pas à figer quoi que ce soit. Dans le voyage, tout est transitoire.
Y compris les rencontres qu’on fait. Ici aussi, dans ‘Vers l’autre rive’, le surnaturel surgit à l’improviste : ainsi, lorsque le spectateur comprend que d’autres personnages entretiennent également un rapport singulier à la mort. Tout au long de son itinéraire, le couple de héros paraît alors avoir pour tâche d’apaiser l’angoisse et la souffrance liées au deuil. En japonais, vous avez utilisé le concept de mitoru pour qualifier ces aspects de votre film. Que signifie-t-il ?
Mitoru est un terme très difficile à traduire. Il n’était d’ailleurs pas employé dans le roman original. Mais en y réfléchissant, je me suis demandé si l’on ne pouvait pas résumer en un mot ce que son héroïne Mizuki essayait de faire, et je me suis rendu compte que mitoru était le terme le plus adapté. L’utilisation de ce mot la plus répandue au Japon désigne l’attitude qui consiste, quand quelqu’un est vraiment proche de la mort, à rester à ses côtés pour qu’il puisse mourir apaisé, rassuré. Il s’agit de l’accompagner en paix jusqu’à l’instant de sa mort. Si l’on voit les choses de manière un peu abstraite, la mort est quelque chose de paradoxal : elle nous attend tous autant que nous sommes, mais c’est pourtant seul que nous nous attendons à devoir l’affronter. Or, le terme mitoru exprime au contraire l’idée qu’on peut partager cette expérience, par la parole et par les gestes, et aider le mourant à faire face à la mort en l’accompagnant jusqu’à son dernier souffle.
Bande-annonce • 'Vers l'autre rive' de Kiyoshi Kurosawa