Time Out Paris : Edmond Baudoin est l’un des grands maîtres de la nouvelle bande dessinée… et pourtant, il apparaît très humble dans le documentaire que tu lui consacres, 'Edmond, un portrait de Baudoin'. Il se met parfois lui-même en retrait, laissant la place aux autres.
Laetitia Carton : C’est un sacré personnage, plein de contradictions. D’un côté, sa vie fait qu’il a rencontré des gens extraordinaires, de grands artistes qui l’ont nourri, qui l’ont forgé, qui lui ont donné une véritable ouverture humaine. Et en même temps, parfois, il dit qu’il se sent très con. Malgré toute sa culture, tout le bagage qu’il a amassé, c’est quelqu’un qui reste profondément humble.
On sent une forte complicité entre vous, qui permet au film de trouver un ton sincère, très juste. Vous vous connaissiez déjà avant ce projet ?
En fait, quand on s’est rencontrés, c’était trois ou quatre ans avant de tourner ce film. On a tout de suite eu envie de faire un truc ensemble, mais on n’a pas pensé à un documentaire. A l’origine, on cherchait quel type de livre on pourrait faire tous les deux. On partait donc plutôt du côté d’Edmond. Et en même temps, il me disait souvent : « J’aimerais bien faire un film, quand même. » Mais ça a mis du temps. Et puis, on a été chercher du côté du politique aussi, car on s’entend aussi très bien politiquement, on a les mêmes questionnements sur le monde… D’ailleurs, c’est peut-être le seul regret que j’ai sur ce film, c’est qu’on n’aborde pas assez l’aspect politique, alors que c’est quelque chose qui nous habite complètement, Edmond et moi. Pas du tout le côté politicard, hein, mais plutôt comment on se dépatouille, chacun à notre niveau, pour vivre ensemble sur cette planète…
Comment t’est alors venue l’idée d’un portrait de Baudoin – sachant qu’il évoque déjà sa vie dans la plupart de ses récits ?
Ça m’est apparu comme une évidence, un jour, en lisant son livre ‘L'Arleri’. A un moment, Baudoin illustre une discussion entre une femme et lui-même, et c’est elle qui prend alors ses outils pour le représenter, pour faire son portrait à son tour… C’est là que l’idée du film m’est venue d’elle-même, dans un récit d’Edmond. Ce qui est étonnant, c’est qu’alors qu’aucun film n’avait jamais été fait sur lui auparavant, trois projets de portraits – dont le mien – se sont présentés à lui en même temps.
L’une des autres surprises qu’on a devant ce film, c’est l’éloquence de Baudoin, son goût de la parole, de la discussion tous azimuts, pour lesquels le documentaire offre une forme parfaitement accueillante.
Edmond est tout le temps en train de parler, oui ! Et de théoriser. Mais ce ne sont pas de grands discours, c’est juste sa philosophie personnelle qu’il essaie de développer, de définir en fonction de ce qu’il vit, des gens qu’il rencontre. Toujours avec des mots simples. C’est avant tout une présence. Et je pense que c’est le dessin qui lui a appris ça : à être présent, là, dans l’instant. C’est quelque chose de fragile, une sorte de beauté éphémère. Dans son discours comme dans ses dessins. Ceci dit, il m’a récemment montré une courte BD qu’il vient de faire pour L’Association, où il raconte comment il est devenu tireur d’élite pendant son service militaire, lorsqu’il avait 18 ans… Comme il participait à des compétitions de tir pour l’armée, il a pu échapper à la guerre d’Algérie… Bref, je me dis qu’il a toujours dû avoir cette présence, cette précision, cette acuité. Mais enfin, dessinateur, ça lui convient quand même beaucoup mieux que tireur d’élite, je pense !
On pourrait également le comparer à un musicien, d’ailleurs… Mais alors un improvisateur libre, à un musicien de jazz.
Oui, il est complètement free-jazz. Déjà, comme il le dit dans le film, c’est Miles Davis qui, par sa musique, l’a ouvert à un autre mode de narration. Edmond a voulu transposer dans le dessin tout ce qu’il entendait à l’époque dans le jazz, en termes d’improvisation. Quand tu lis par exemple un de ses premiers livres, ‘Un Flip Coca !’, c’est tellement explosé, c’est vraiment du free, quoi. En plus, il dessine toujours avec un matériel très simple : une feuille, de l’encre… et l’inspiration du moment. Voilà. Alors, évidemment au début j’ai pensé à des dispositifs pour ce documentaire – comme celui, célèbre, de Clouzot dans ‘Le Mystère Picasso’, par exemple – mais en fait, je me suis rendue compte que ça ne correspondait pas à Edmond : avec lui, il faut aller au plus direct, au plus spontané, au plus authentique. C’est son rapport à lui à une certaine grâce.
Sa personnalité paraît si riche qu’on se dit que le montage a dû être assez compliqué. Ce fut effectivement le cas ?
A un moment, je me suis un peu noyée au montage, oui. A la base, je voulais faire un portrait de l’homme, de sa philosophie, de son dessin… Mais Edmond est tellement bavard qu’à la fin, je me suis retrouvée avec 90 % de paroles ! Or, je voulais aussi capter ses silences, son corps, son rapport à la nature, sa façon de se mouvoir, de peindre… J’avais réussi à capter tout cela, mais ensuite le montage a représenté un processus de deuils successifs. J’ai surtout essayé de conserver, dans l’ensemble du film, un équilibre qui lui corresponde. Et puis, il y avait aussi des choses qu’il tenait vraiment à donner, qu’il voulait réellement transmettre. Ce que j’ai tenu à respecter, quitte à parfois m’effacer. Au fond, c’est vraiment devenu un portrait réalisé à deux, ce film. La trace d’une véritable rencontre.
Bande-annonce • 'Edmond, un portrait de Baudoin' de Laetitia Carton (en salles)