Costumes-cravates, sourires en coin et flegme britannique : Gilbert & George sont de retour. Le duo d'artistes expose ses 'London Pictures' à la galerie Thaddaeus Ropac jusqu'au 26 mai. Maîtres de l'absurde et du collage sauce pop, les illustres Dupond et Dupont de l'art contemporain révèlent une nouvelle part d'ombre avec cette série ancrée dans le fait divers. S'ils voient habituellement le monde en couleurs criardes, leurs corps mis en scène s'effacent ici derrière le noir, le blanc et le rouge de gros titres de journaux, minutieusement assemblés au fil des années. Résultat : un ensemble de mots braillard, qui vient accuser la répétition des phénomènes les plus obscurs de la vie urbaine (« Murder », « Addict », « Hate »...). Sans pour autant étouffer la dérision du couple : tels Oliver Twist et l'Artful Dodger, Gilbert & George sont allés piquer des affiches dans les kiosques à journaux pour tisser ce témoignage du malaise social qui règne sur les villes contemporaines. « Pendant que l'un d'entre nous achetait une barre chocolatée pour faire diversion, l'autre volait une affiche. Vous devriez tenter le coup. » Efficace et so british.
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> Comment qualifieriez-vous les œuvres de ces expositions ?
George : Les 'London Pictures' constituent le plus vaste ensemble d'images que nous ayons créé. Il y en a 292 au total, et elles réunissent 3 712 affiches de journaux, que nous avons volées sur plus de six ans.
Gilbert : Nous avons créé un impressionnant paysage urbain, qui raconte l'histoire vraie de ce qui se passe à Londres aujourd'hui.
> Londres est souvent apparue dans votre travail auparavant, mais jamais de manière aussi spécifique.
George : Je crois que nous avons réalisé une série plus affective que de coutume, parce que ces affiches que nous avons « sauvées » nous ont permis d'aborder des thèmes que l'on n'aurait pas pu évoquer par d'autres moyens. On n'aurait pas su comment s'y prendre pour créer une image intitulée « Meurtre », ni quelle démarche adopter pour parler de ces sujets si étranges. Quand on marchait dans la rue le soir, il nous arrivait parfois de voir des policiers sonner aux portes. C'était terrible de deviner les drames qui étaient sur le point de s'abattre sur des familles entières. Ces images sont intimement liées à cette part d'ombre de Londres.
Gilbert : Ce sont des morceaux de différents ensembles qui se retrouvent les uns avec les autres, comme flottant ensemble. C'est comme du Dickens : toutes les histoires sont universelles. On est face à des sujets très importants : le sexe, l'argent, le racisme, la religion...
> Les émeutes de Londres de l'année dernière ont-elles influencé la série ?
Gilbert : On a terminé nos maquettes le soir même où les émeutes ont commencé. On était en train de fêter ça dans un restaurant turc...
George : ... et le serveur nous a demandé de partir avant le café en criant « Regardez, regardez ! ». Trois-cents adolescents étaient en train de saccager la rue.
Gilbert : C'est bien simple : on aimerait stimuler et intéresser les jeunes. J'ai l'impression qu'ils ne sont pas stimulés par quoi que ce soit. Nous, quand on était jeunes, il fallait être quelqu'un, il fallait survivre.
George : On était des enfants de la Guerre. On est nés dans un monde brisé, peuplé de borgnes et d'éclopés. Eux n'ont pas besoin de survivre de cette manière. Ils n'ont pas besoin de réussir comme nous sentions qu'il nous fallait réussir, si l'on voulait gagnait sa vie.
> La série est également exposée à Londres et à Hong Kong. Pourquoi Hong Kong ?
Gilbert : Là-bas, ils veulent faire partie de l'art moderne, ils veulent le comprendre. Pour eux, c'est un peu comme s'acheter un sac à main Gucci.
George : Aujourd'hui, être moderne, c'est être libre en Chine, ou du moins s'approcher le plus possible de la liberté. A leurs yeux, nous sommes des esprits libres, nous pouvons faire tout ce que nous voulons dans notre art.
> Vous êtes allés en Chine pour la première fois en 1993. Comment c'était ?
Gilbert : C'était extraordinaire. Aucun autre artiste n'avait eu droit à une grosse exposition comme la nôtre. Nous en avions couvert les frais, avec la galerie. Et c'est l'armée qui a livré nos œuvres...
George : En camion.
> Qu'est-ce qui vous a amené à exposer là-bas ?
Gilbert : On voulait confronter le public chinois à nos œuvres, pour voir ce qui se passerait.
George : Ils n'avaient jamais vu notre travail auparavant.
> Vous avez aussi commencé par tester les limites de l'acceptable, par provoquer...
George : ... et par être subversifs. On n'a jamais voulu confronter quelqu'un à quelque chose en disant « si vous n'êtes pas d'accord avec ceci, vous êtes un idiot ». C'était toujours fait en douceur et avec bienveillance. On est à la fois plus bizarres et plus normaux que les autres artistes. Les autres peuvent toujours aller se trouver un poste de prof. Mais jusqu'à preuve du contraire, un seul et même boulot de prof pour deux personnes différentes, ça n'existe pas. »
Gilbert : On a toujours été les outsiders, on n'a jamais fait partie de l'establishment.
> Comment faites-vous pour ne pas être cooptés ?
George : Dire la vérité. Nuit et jour. C'est tout ce qu'il y a à faire. C'est en faisant de son mieux et en disant la vérité que l'on obtient le soutien du public. Parce que le public le sent. Il sait que tous les artistes le regardent de haut. Mais avec nous, les gens ne ressentent pas ça. Ils pensent qu'on dit la vérité, ils nous le disent.
> Le fait d'avoir une identité aussi reconnaissable vous a-t-il aidés ?
Gilbert : C'est devenu un uniforme, un déguisement, et ça a fonctionné. C'était immédiatement identifiable.
George : Ca veut aussi dire qu'on nous pardonne à peu près tout. Une de nos amies a amené sa mère à la rétrospective que nous avait consacrée la Tate, en espérant la choquer. Quand elles sont sorties, la fille a demandé « Alors, qu'en penses-tu ? » et la mère a répondu « Je ne suis pas convaincue par toutes leurs images, mais qu'est-ce qu'ils s'habillent bien ». Et voilà, on s'en est tirés aussi simplement que ça ! On ne voudrait pas choquer les mamans. Ca ne serait pas très chic.
Propos recueillis par Chris Waywell / Traduits de l'anglais par Tania Brimson