Christophe

Interview • Christophe

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« Les portes de la nuit ne sont jamais fermées à clé », chante Christophe sur son dernier album, 'Aimer ce que nous sommes'. La phrase prend tout son sens à 3h du matin, quelques minutes avant d'interviewer l'artiste noctambule dans son salon, qui lui sert également de studio. Car les portes de chez Christophe ne sont jamais fermées non plus, si l'on en croit le défilé de journalistes se relayant toute la nuit pour approcher l'idole. Pas loin du jukebox et des consoles de mixage, sous une lumière tamisée, chacun reviendra comblé de son entretien, à la fois troublé par l'heure tardive et ravi de l'intimité dans laquelle le chanteur installe son auditoire. Certains intervieweurs seront d'ailleurs difficiles à déloger, en train de taper le bœuf avec le chanteur ou de siroter un verre de vin blanc tandis que Christophe réclame une poire - le fruit - à son manager. Affable et d'une disponibilité rare, il n'économise pas sa salive. Pas besoin de l'interroger pour l'entendre discourir sur tout ce qui lui passe par la tête. Au final, il s'agira moins d'une interview que d'une conversation à bâtons rompus sur des sujets aussi divers que sa carrière, sa passion pour les vieilles bobines de cinéma, la technologie, les synthés, Internet, ou encore la pétanque. Le tout avec humour, puisque celui qui passera longtemps pour un bellâtre romantique aux yeux du public (l'effet "Aline") aime également manier le second degré. Dans "Le Dernier des Bevilacqua", ne l'entend-on pas proclamer cette phrase : « Long est le chemin qui mène jusqu'à l'ironie suprême. »

Time Out Paris : Comment avez-vous abordé la sélection des titres pour ces concerts, au sein de l'immense répertoire qui est le vôtre ? Y a-t-il des morceaux plus difficiles à rejouer que d'autres ?
Christophe : En fait, pour moi tous les morceaux sont difficiles. C'est logique, je ne suis pas vraiment un instrumentiste... Au départ, on m'a sollicité pour tenter l'expérience de la scène en solo. Et je me suis dit qu'il fallait y aller, ouais, que c'est peut-être à l'âge que j'ai que je dois le faire. Je ne suis pas très bon pianiste, mais j'aime les bons instruments, qui donnent envie de jouer. Alors je joue, intuitivement : je n'ai aucun repère, je ne connais pas les notes, je ne connais pas le solfège. Donc je sais que les concerts seront noyés d'incertitudes, de failles. Et que ce qu'il me faut, c'est un public qui espère de l'imprévu, de l'inattendu, du risque... qui espère des pains, même !

Cette démarche paraît presque évoquer le free jazz, qui consistait également à solliciter l'accident, le hasard...
Ouais, sauf qu'on n'a pas le même niveau, hein... Dans le free, les mecs, ils font des pains exprès... Mais bon, c'est la même acceptation, oui. C'est se lancer un défi, essayer de... Attendez, vous avez pris quelque chose à boire, hein ? Ouais ? OK... Donc en principe, dans n'importe quel domaine, même dans la performance, les gens cherchent à faire des choses qu'ils gèrent de mieux en mieux, à un niveau très élevé, à leur maximum. Par exemple, Hélène Grimaud qui vient jouer Chopin, c'est la perfection, il n'y a pas de faille. Alors que moi, c'est l'inverse, je recherche l'instable, l'incertain, le déséquilibre...

Au fond, votre approche serait sans doute plutôt comparable à ce qui se faisait au début des années 1960, où beaucoup de musiciens rock ne savaient pas vraiment jouer, mais où tout le monde s'en fichait. La technique ne rentrait pas du tout en ligne de compte...
Ouais, j'aime bien votre comparaison, là, c'est pas mal. Mais bon, en fait, c'est aussi que je sais où je suis bon. Voilà. Par exemple, quand je suis sur un synthé, je fais du son, je sais que je suis bon pour ça. Bien sûr, je parle de synthés analogiques là, pas des synthés numériques, cosmiques, tout ça... Bref, quand je suis sur un synthé, je sais que je vais faire du gimmick. Et qui dit gimmick dit mélodie. Et dit donc, bah heu... chanson, quoi ! Bon. Bref : ça, je sais faire. Mais pour les concerts, là, c'est tout autre chose. Les chansons ont déjà été faites, et il y a longtemps : ce qu'il faut maintenant, c'est les adapter sur un instrument où je ne brille pas. Et c'est précisément ça qui m'intéresse, cette prise de risque. Enfin, ça m'amuse surtout. A condition que les gens ne pensent pas que je vais faire comme William Sheller, ou comme Barbara, chanter tous mes trucs en m'accompagnant au piano génialement. Au contraire, je veux que les spectateurs se disent : là, on va voir un truc sur le fil du rasoir. Parce que, bon, les fans, en général ils sont acquis. Mais les esthètes de la musique, qui ont aimé certains sons que j'ai faits, il faut qu'ils s'attendent à être surpris... Surtout, j'aimerais qu'il y ait des mecs qui n'en aient absolument rien à foutre de moi, de mes chansons, mais qui puissent être intéressés par la mise en jeu, la performance...

En parallèle à ces concerts, vous travaillez aussi à un nouvel album ?
Oui, il est prévu pour avril 2013. Mais là, c'est tout le contraire des concerts : je peux passer une semaine à créer un son sur mes synthés, avec des effets, des delays, pour que ce soit esthétiquement nouveau... Ou composer des batteries pour ensuite en effacer certains éléments, pour ne garder que le fantôme de la rythmique d'origine... Bref, je cherche une nouvelle formule sonore. Alors que pour les concerts, c'est pas le son qui va être au centre, c'est l'attitude. Ça devient presque du théâtre. Ou du one-man-show, du comique...

Du comique ?
Bah ouais, pourquoi pas ? Si j'étais vraiment à la hauteur, idéalement ce serait du Raymond Devos. Mais bon, lui, c'était un très grand instrumentiste, hein... Donc on ne va pas faire des comparaisons stupides. En tout cas, je veux que ces concerts n'aient rien à voir avec une espèce de best-of, dans le style « Christophe revisite ses 20 plus grands tubes »... Ce serait inutile, ou complètement débile...  Au contraire, je veux que ce soit vraiment un truc de joueur, quelque chose de non-maîtrisé, avec de l'humour...

L'humour paraît d'ailleurs une de vos facettes essentielles, mais qui se trouve souvent éclipsée par votre côté plus littéraire, poétique... Alors que vous avez effectivement des paroles très drôles, parfois, qui jouent sur différents degrés. Pensez-vous qu'il y ait un malentendu là-dessus ?
Bien sûr, forcément. Je suis obligé de ressentir ce malentendu. Mais il y a aussi beaucoup de gens qui comprennent très bien ce que je suis, ce que je fais... Je crois que ça équilibre... Et puis, il y a maintenant toutes ces technologies qui permettent de communiquer directement, comme Facebook. Personnellement, je suis vraiment contre le côté poubelle d'Internet, mais YouTube est quand même un fabuleux support pour la musique, pour les films... Mais bon, sur ma page Facebook, c'est principalement de vieux trucs de blues que je poste...

A propos de blues, vous avez très tôt développé un chant assez particulier, dans les aigus, en équilibre, qu'on retrouve peu en français, alors qu'il paraît typique du blues américain. On pense par exemple à Skip James...
Oui, oui, ou à JB Lenoir... En fait, l'influence du blues, pour moi, ce n'est pas la classique progression de trois accords, mais plutôt l'attitude, l'immédiateté, l'immersion dans l'instant. C'est pour ça que je ne vois vraiment pas l'intérêt des répétitions. Répéter, ça ne sert absolument à rien, vu que tout dépend des conditions du moment, du son de la salle où l'on joue, tout ça. Sans vouloir me lancer des fleurs, je sais très bien qu'ici, chez moi, je peux avoir un son vraiment top... Seulement, en concert ce n'est jamais le cas. Il faut faire avec. Par exemple, pour les concerts à Marigny, j'ai modifié toute l'installation, pour pouvoir quand même être sûr que le son va être bon, au milieu de tout ce bordel.

Pensez-vous qu'il soit préférable pour un musicien de jouer dans de plus petites salles ?
Evidemment. Aujourd'hui, ça manque, à Paris, les petits endroits, bien sonorisés, où l'on pourrait jouer de la musique toute la nuit. Je me souviens, quand j'avais 22-23 ans, rue de Rennes, là où se trouve aujourd'hui le cinéma l'Arlequin, il y avait une boîte qui s'appelait le Keur-Samba, avec une scène, un piano, une bonne sono... Où tu pouvais débarquer à 2h du mat' et jouer toute la nuit, avec un son d'enfer... Mais bon, après, on peut aussi faire des choses très intéressantes avec du son pourri... Ça m'est arrivé récemment en Espagne... Alors, les mecs, je leur ai dit : bon, voilà, comme il est vraiment bien pourri, votre son, on va pousser la distorsion, mais je vais couper un peu de graves, augmenter légèrement les médiums... Bref, on a tâtonné et puis voilà, finalement ça sonnait, quoi. J'aime bien faire du son pourri parfois, comme ça... Ça fait aussi partie de la musique... Maintenant, avec le home-studio, on est libre de travailler hors des règles, contrairement au système des studios où tu devais enregistrer non-stop, pendant un mois, avec un ingé-son, comme dans les années 1960. J'ai travaillé ainsi pour "Aline", pour "Les Marionnettes", mais j'ai assez vite arrêté, ça ne m'était pas naturel... Même si je suis très content d'avoir connu cette période : c'était beau de découvrir ces musiciens, ces techniciens, qui inventaient la pop music.

En même temps, vous vivez aujourd'hui entre des instruments vintage et des machines ultrasophistiquées...
Oui, l'iPad remplace aujourd'hui très bien les samplers. Même si moi, j'aime bien le toc-toc du caoutchouc sur les touches des MPC d'Akai... Pour les concerts, je compte bien utiliser des samples... Et il se pourrait très bien que d'un coup, à un moment, tu aies l'arrivée d'un extrait d'un film de Godard, ou un truc dans le genre... Dans mon laptop, là, j'ai un paquet d'archives. Par exemple, attends, il est là Godard... Tiens, écoute... Tu vois, je pourrais très bien prendre ma guitare et jouer un blues sur sa voix... Ou bien, je pourrais envoyer Artaud aussi... Des extraits comme ça, je sais que ça va me donner de l'énergie sur scène...

A propos de cinéma, on dit que vous avez possédé d'énormes stocks de bobines de films...
Oui, j'en avais plus de 500. Mais c'est fini, tout ça. Les flics m'ont pris l'intégralité de ma collection, à cause des distributeurs... Pour comprendre, il faut connaître l'histoire des films, du cinéma... Quand les bobines avaient une rayure, ou un collage raté, on récupérait les copies, entre cinéphiles... En principe, elles devaient être passées au hachoir, brulées ou détruites... Mais nous, on se les refilait, on allait les chercher auprès des « casseurs » - c'est le nom qu'on donnait aux types chargés de détruire les bandes - et on leur rachetait sous le manteau. Pour 500 balles, 1 000 balles, on pouvait récupérer la copie d'un film comme ça. J'en ai amassé pendant des années, j'avais ma salle de projection... Mais un jour, les distributeurs se sont retournés contre les collectionneurs, sous prétexte que des mecs commençaient à faire des copies de bobines sur VHS... C'était souvent des Disney, d'ailleurs. Evidemment, en 1978-79, ces mecs-là avaient des paquets de clients pour racheter 'Fantasia' ou 'Blanche-Neige'. A l'époque, ce n'était pas distribué, c'était précieux... Le commerce de VHS piratées fonctionnait donc très bien... Mais moi, je n'avais aucun rapport avec ça, j'étais un collectionneur, pas un revendeur... Je n'achetais que des VO sous-titrées, jamais de versions doublées, ce qui était plutôt rare à l'époque. Dans le milieu des collectionneurs, j'étais connu pour ça : c'est cette particularité qui a fait que j'ai été repéré. J'ai même été un des premiers mecs chez qui les flics sont arrivés : sept heures et demi du matin, une femme, deux hommes... Ils ont mis les scellés sur toute ma collection de films... J'étais dégoûté... Ils m'ont embarqué et je n'ai jamais revu mes copies... Alors qu'à l'époque, Fellini était venu me voir pour que je le dépanne d'une copie de 'La Strada' que la Cinémathèque avait paumé... C'était Langlois qui l'avait orienté vers moi, parce qu'il savait que j'étais collectionneur de VO... Mais enfin, les flics n'ont rien voulu entendre.

Au fond, cette passion de collectionneur, ces échanges de bobines sous le manteau, c'était un peu l'ancêtre du peer-to-peer, non ? Tout à l'heure, vous nous faisiez écouter Godard : l'année dernière, Mediapart a réalisé une formidable interview de lui, où il se prononce clairement en faveur du piratage, contre le droit d'auteur.
Ah, ah, ça ne m'étonne pas de lui, ça... C'est une question de passion, d'amour. Quand on est amoureux, on se fout de savoir si c'est légal ou pas... Depuis qu'on m'a retiré mes films, j'essaie de me débrouiller pour retrouver quelques bouts de pelloche. Ou je rachète des bobines de bandes annonces. J'en ai quelques-unes, là, pour des films d'Abel Ferrara, de Polanski, de Tarantino... On en trouve sur eBay, vous savez.

Vous êtes célèbre pour avoir toujours vécu la nuit. Cela semble manifestement toujours le cas...
En fait, je vivais vraiment la nuit jusqu'en juillet dernier... Vivre la nuit, c'est vivre très enfermé, c'est sortir peu... Récemment, j'ai senti que j'avais besoin de bouger, de refaire un peu de sport... Désormais, mon emploi du temps est nettement plus raisonnable : je me lève vers 13h, puis je joue aux boules de 15h à 19h, et je reviens ici pour écrire et composer jusqu'à 3 ou 4 heures du matin... C'est important, parfois, de se caler sur un rythme...  Ça permet de se réguler... Sinon, c'est comme quand j'étais jeune, que je fumais du shit : je pouvais enchaîner les joints jusqu'au bout de la nuit, mais au fur et à mesure, ça a vraiment eu une influence néfaste sur ma créativité... Jusqu'au point où je n'arrivais plus à composer, je n'arrivais plus à m'organiser... J'ai donc dû arrêter de fumer et tout naturellement, au bout de six mois, la musique m'est revenue. Après, je sais qu'il y a des gens que ça n'affecte pas du tout, les joints, mais moi, ça m'a franchement été néfaste. En fait, je crois qu'il faut trouver sa propre discipline et la respecter, même si c'est dans le chaos... C'est une des choses essentielles lorsqu'on vit la nuit... Par exemple, l'autre jour, j'étais au Montana. Il y avait des types, des filles, là, complètement ivres, qui m'ont reconnu et voulaient me payer des coups, tout ça... Et ils insistaient, c'était l'enfer. Mais bon, il n'y a carrément pas moyen, je leur ai dit. Niet. Attends, moi, quand je sors, je suis exclusivement à la menthe à l'eau... Toi, OK, t'es en after... Mais moi, je bosse après !

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