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Ames sensibles, s'abstenir...
« L'art est-il forcément beau ? » Tel était peut-être le sujet du bac de philo sur lequel vous avez dû plancher, en sueur, durant quatre longues heures. Ah, si seulement vous aviez eu cet article sous le nez, vous n'auriez pas tardé à trouver la réponse ! En effet, il y a des tableaux connus, respectés et respectables, que l'on n'aimerait pourtant pas forcément avoir dans son salon. Dérangeants, étranges, perturbants ou juste gores, en voici quelques-uns qui, s'ils étaient accrochés au-dessus de votre lit, vous empêcheraient sans doute de fermer l'œil...
1/ 'Saturne dévorant l’un de ses fils’ de Francisco de Goya (1819-1823)
Non, non, vous ne rêvez pas : ce n’est pas un jambon-beurre qu’engloutit goulûment le roi des Titans Saturne (ou Cronos en grec), mais bien sa progéniture. Dans ce tableau, peint entre 1819 et 1823, le peintre espagnol Francisco de Goya – aimant les ambiances glauques et les êtres monstrueux, en témoignent ‘Le Sabbat des sorcières’ ou ses ‘Vieilles' cadavériques – fait référence à l’un des récits mythologiques les plus immondes : celui de cette divinité romaine qui, de peur d’être détrônée par l’un de ses fils, décide de tous les becqueter à la naissance. De quoi nous couper, à nous, l’appétit pour un moment.
2/ 'Le Cauchemar' de Johann Heinrich Füssli (1781)
Qu’il porte bien son nom, ce tableau ! Si la jeune femme lascivement étendue sur sa paillasse, vêtue d’un voile blanc virginal, ravit le regard, le petit démon (ou incube) posé sur sa poitrine et la tête de cheval aux yeux révulsés se planquant dans le coin gauche nous donnent tout bonnement envie de le détourner, le regard. Réalisé en 1781 par un Britannique illustrant habituellement les œuvres de Shakespeare et Dante (tout s’explique !), ‘Le Cauchemar’ serait la représentation fantastique d’un mauvais rêve. Néanmoins, certains critiques d'art de l’époque affirmèrent y déceler une problématique sexuelle, anticipant les idées freudiennes au sujet du subconscient. Franchement, on pense qu’il faudrait être dérangé pour faire des rêves érotiques pareils.
3/ 'Judith décapitant Holopherne' du Caravage (vers 1598)
Les femmes sont douces, délicates et ne feraient pas de mal à une mouche… Parlez-en à feu Holopherne, on verra ce qu’il en dit. Mais qu’a-t-il fait à Judith pour qu’elle l’égorge de la sorte ? Envoyé un sms à sa maîtresse ? Mis les pieds sur le canapé ? Pété au lit (infamie suprême !) ? Eh bien, d’après l'Ancient Testament dont cette scène est tirée, la jeune et veuve Judith aurait séduit le général assyrien puis l’aurait assassiné dans son sommeil afin de sauver son peuple du tyran, pendant le siège de Béthulie. Bref, la demoiselle – assistée de sa servante, venue avec un sac pour récupérer la tête – a des circonstances atténuantes. Il n’empêche que cette décapitation en pleine action risque de laisser des taches… des traces dans nos esprits.
4/ ‘Deterioration of Mind Over Matter’ d'Otto Rapp (1973)
Est-ce la représentation abstraite de votre cerveau après une journée de travail ou après deux heures au téléphone avec votre belle-mère bavarde ? Peut-être bien les deux. En tout cas, cette boîte crânienne en décomposition, enfermée dans une cage à oiseaux avec deux tranches de bacon en guise de langue, a été produite par l’artiste australien Otto Rapp en 1973. Et pourrait vous inspirer un magnifique maquillage d’Halloween, non ?
5/ 'Squelettes se disputant un pendu' de James Ensor (1891)
D’ordinaire, on rigole bien avec les Belges : ils sont toujours joyeux, boivent de la bière, mangent des frites et racontent des blagues sur les frontaliers avec cet accent qui les rend si sympathiques. Alors qu’a-t-il bien pu se passer dans la vie de James Ensor pour que ce natif flamand, sévissant à la fin du XIXe siècle, se mette à peindre des tableaux donnant plus envie de se défenestrer que de rire aux éclats ? A priori un père alcoolique et une enfance passée dans la boutique pleine de masques de carnaval de sa mère n’ont pas aidé le petit James à devenir un être jovial mais plutôt un amateur de saynètes glauques, peuplées de personnages grotesques et de nombreux squelettes (‘Squelettes regardant des chinoiseries’, ‘Squelettes voulant se chauffer’, ‘Squelettes se disputant un hareng saur’, etc.).
6/ 'Fille au masque de mort' de Frida Kahlo (1938)
Ce tableau, daté de 1938, a beau appartenir au courant de l’art naïf il n’a absolument RIEN de naïf ! En même temps, la peintre mexicaine est coutumière du fait : elle aime dérouter avec sa palette vive et colorée associée à des sujets réjouissants : la mort, la maladie (Frida Kahlo est atteinte de poliomyélite depuis qu’elle a été victime d’un accident de bus à l’âge de 6 ans), l’adultère (son mari l’a trompée avec sa sœur), ses nombreuses fausses couches… Ici, il s’agirait d’un autoportrait de l’artiste elle-même, à 4 ans, affublée d’un masque mortuaire et tenant une fleur jaune habituellement déposée sur les tombes au Mexique, le jour de la Fête des morts. Une allégorie du destin jalonnée de drames et de tragédies de Frida, où l’innocence le dispute à la cruauté et à l’horreur.
7/ 'Bœuf écorché' de Chaïm Soutine (1925)
L’histoire autour de ce tableau est aussi peu ragoûtante que son sujet – une carcasse de bœuf éventrée, vous l’aurez bien sûr deviné. En 1925, le peintre biélorusse Chaïm Soutine tombe sous le charme du ‘Bœuf écorché’ de Rembrandt (oui, oui, sous le charme…) et décide alors de lui rendre hommage en s’en inspirant largement pour sa prochaine création. Une toile qui permettra également à Soutine d’exorciser un traumatisme de jeunesse : celui d’un boucher tranchant la carotide d’une oie sous ses yeux. Et puisque l’artiste expressionniste aime peindre des dépouilles d’animaux d’après nature, il n’hésite pas à suspendre une véritable carcasse de bovin dans son atelier, quitte à importuner les voisins. Après de nombreuses plaintes, les services sanitaires trouvent un compromis : badigeonner la carcasse de formol pour stopper sa décomposition. Toutefois, Soutine n’appréciant pas les nuances de couleurs que la mixture donne à son modèle se rend chaque jour à l’abattoir pour acheter du sang frais et en recouvrir son sujet afin de raviver ses teintes sanguinolentes. Pas si traumatisé que cela le petit Chaïm, finalement…
8/ 'Les Joueurs de Skat' d'Otto Dix (1920)
Tout le paradoxe de cette œuvre réside dans la monstruosité de ses Gueules cassées, dont les visages déformés témoignent des ravages d’une des guerres les plus barbares qui soit, couplée à une humanité touchante qui transparaît au travers d’une banale partie de cartes. D’où notre malaise mêlé de pitié bouleversée devant cette toile réalisée en 1920 par le peintre allemand expressionniste, Otto Dix. Le fondateur du mouvement artistique Nouvelle Objectivité rend ainsi hommage à ces millions de soldats mutilés, amputés, victimes d’une boucherie que les historiens appellent Première Guerre mondiale.
9/ 'Les Dieux du monde moderne' de José Clemente Orozco (1930-1934)
Entre guerres, catastrophes naturelles, crise budgétaire et affrontements sociaux, notre monde actuel n’est pas très reluisant. Mais vu à travers les yeux du muraliste mexicain José Clemente Orozco, il est carrément apocalyptique ! Détail de l’immense fresque ‘L’Epopée de la civilisation américaine’, visible à Baker Library de Dartmouth, ‘Les Dieux du monde moderne’ s’avère être une critique acerbe de l’univers universitaire. Ainsi, dans un cadre en feu prêt à sombrer dans le néant, les gardiens du savoir et autres érudits de pacotille ne sont que des squelettes vêtus de tenues académiques. Quant à la connaissance, elle aussi squelettique et enceinte de livres anonymes, elle accouche d’un bébé rachitique, comme pour souligner que rien de grand ou de vivant ne peut sortir d’un enseignement mort depuis longtemps.
Et sinon, ça va toujours vous ?
10/ 'Le Triomphe du doute' de Victor Brauner (1942)
Les peintures – mais aussi les sculptures, à l’image du ‘Loup-table’ – de Victor Brauner sont des chimères balançant constamment entre géométrie onirique et invocations chamaniques, science des arts primitifs et sciences occultes. Adepte de la « picto-poésie » (mi-peinture, mi-poésie), l’artiste roumain, contemporain et ami du surréaliste André Breton, a fait de ses œuvres peintes à la cire des expériences ésotériques. Des rêves éveillés dont naît une multitude d’interprétations. ‘Le Triomphe du doute’ (1942) peut donc exprimer la dualité de la pensée avec sa femme à deux têtes comme elle peut signifier la clairvoyance aux yeux ouverts prenant le pas sur l’aveuglement de la certitude. A chacun d’y voir le sens qui s’en dégage. Pour mieux douter de la véracité de son analyse ?
11/ 'La Toupie' de Hans Bellmer (1937-1952)
Sérieusement, quel enfant aurait envie de s’amuser à faire tourner un tel jouet ? Alors que l’on doute sincèrement de l’aspect ludique de cette ‘Toupie’ (ou ‘Peg-Top’), réalisée entre 1937 et 1952, on s’interroge sur ce qu’a bien voulu représenter l’artiste allemand Hans Bellmer. Un fantôme désarticulé ? Un spectre de mante religieuse ? Apparemment, si l’on en croit les experts qui se sont penchés sur son cas, le peintre aurait plutôt symbolisé la domination séductrice des femmes sur les hommes, capables de faire tourner en bourrique leur tête et leur cœur. La preuve : cette main humaine et agrippée à un objet de forme phallique, ce vagin utérin à l’envers, placé au sommet de cette toupie en équilibre et surtout cette paire de seins, obsession d'Hans Bellmer. Ce dernier a d’ailleurs réalisé une sculpture, pyramide inversée de mamelles charnues, également intitulée… ‘La Toupie’.
12/ 'Painting' de Francis Bacon (1946)
Des carcasses de vaches suspendues façon crucifixion, un homme dont le visage se dissimule dans l’obscurité d’un parapluie, des lignes droites et trois rideaux pour enfermer le spectateur dans un vase clos inquiétant… Pas de doute, Francis Bacon fait ici honneur à sa réputation de peintre du tragique et de la violence dont, selon ses dires dans ses dialogues avec Francis Maubert, « l'odeur du sang humain ne [le] quitte pas des yeux ». Réalisé en 1946, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ‘Painting’ apparaît comme l’œuvre la plus inconsciente de l’artiste. Ce dernier aurait d’abord commencé à peindre un chimpanzé dans un pré puis par esquisser un oiseau de proie atterrissant dans un champ avant de laisser son pinceau prendre le contrôle sur son cerveau. Toutefois, certains critiques d’art y ont vu de nombreuses évocations lucides du nazisme telles que le trio de draperies suggérant les tentures ornées de croix gammée derrière Hitler lors de ses discours ou la tache jaune sur la poitrine de l’homme renvoyant à l'étoile jaune que devaient porter les juifs pendant le IIIe Reich. De bien belles images subliminales pour un tableau des plus divertissants…
13/ 'La Tentation de saint Antoine’ de Salvador Dalì (1946)
Ce passage de la Bible a donné lieu à de nombreuses adaptations picturales, de Brueghel l’Ancien à Paul Delvaux, toutes plus terrorisantes les unes que les autres. Néanmoins, celle qui prouve qu’il n’est nul besoin de faire dans le gore pour donner des frissons d'effroi demeure la toile du surréaliste Salvador Dalì. Avec son saint Antoine famélique brandissant désespérément son crucifix face à une vision « fantasmag’horrifique » composée d’un cheval fou cabré sur de gigantesques pattes, ses éléphants transportant une femme nue et offerte ainsi qu’un monolithe phallique, le tout accompagné des trompettes de la renommée. Ou comment vous couper toute envie de prendre des drogues et autres champignons hallucinogènes.
14/ 'Vieille femme grotesque' de Quentin Metsys (1513)
Si cette ‘Duchesse très laide’ (son autre doux petit nom) ne fait pas, à proprement parler, peur, avouons qu’elle dégoûte un peu. Amusant paradoxe quand on sait que ce tableau d’une femme peu esthétique s’inscrit comme l’un des chefs-d’œuvre de la Renaissance. Mais d’ailleurs, qui est cette femme (car il s’agit bien d’une femme, tout le monde n’ayant pas les traits fins d’une Charlize Theron ou le minois poupin et enjôleur d’une Christina Ricci) ? Certains experts prétendent qu’il s’agirait d’un portrait de Margarete Maultasch, dernière comtesse du Tyrol, d’autres d’une dame de la cour atteinte de la maladie osseuse de Paget. Quelques-uns assurent même que le peintre flamand aurait copié une gravure de Léonard de Vinci pour ce tableau daté de 1513. Bref, cette femme demeure aussi hideuse que mystérieuse. La seule chose dont nous pouvons être sûr est qu’elle a servi de modèle flagrant aux gravures de John Tenniel pour illustrer le personnage de la Duchesse au bébé cochon dans le conte de Lewis Carroll, ‘Alice au pays des merveilles’.
15/ ‘Le Jardin des délices’ de Jérôme Bosch (1490-1510)
En vérité, ce n’est pas une œuvre de Jérôme Bosch – bien que ‘Le Jardin des délices’ soit en fait un triptyque, c’est-à-dire trois tableaux formant un ensemble – qui méritait de figurer dans cet article, mais bien TOUTES les œuvres de ce peintre néerlandais du XVe siècle. A l’image de ses contemporains Thomas More (avec son ‘Utopia’) et François Rabelais (avec ‘Gargantua’), Bosch est un humaniste qui donne une vision à la fois terrifiante et fascinante du monde en exagérant ses travers et ses vices. Dans des paysages fourmillant de détails, rappelant la BD ‘Où est Charlie ?’, on croise donc le dieu égyptien Ra (ou un équivalent abstrait) dévorant un humain (dans la partie droite, dite ‘L’Enfer’), une main transpercée d’un couteau, des partouzes dans un tipi orange, des êtres faisant le poirier sous l’eau (partie centrale) et des sculptures d’art contemporain avant l’heure (dans la partie gauche de cet étrange Eden). En somme, un joyeux capharnaüm capable de vous retourner le ciboulot à force de le contempler.
Allez, bonne nuit et faites de beaux rêves...
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