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Gaston Lagaffe est né en 1957 en Belgique, à une époque où le chômage relevait de la science-fiction.
Pourtant, Franquin en a fait le premier « héros sans emploi » de l'histoire, une sorte de stagiaire avant l'heure, qui erre dans les bureaux de la rédaction et remplit les blancs dans les pages du journal Spirou, alors aux mains du rédacteur en chef Yvan Delporte, dont la grande barbe et les sarcasmes anar ont fait les beaux jours de la revue. Lagaffe, c'est l'esprit beatnik qui télescope les vieilles traditions catho de la famille Dupuis, c'est la poésie surréaliste et l'humour Dada qui font de l'entrisme dans la BD belge, plus précisément cette fameuse école de Marcinelle d'où sont issus Franquin, Jidéhem, Morris, Uderzo ou Roba. Une génération ultra-talentueuse, capable de s'adapter à tout et s'éreintant au travail pendant des années afin de provoquer les rires de leurs copains.
L'exposition de la BPI a l'immense mérite de mettre en lumière cette génération dorée et cette époque où la bande dessinée a conquis ses galons en s'adressant aux enfants. Le paradoxe veut qu'en devenant adulte, elle a perdu une grande partie de son charme, de son invention et de sa verve créatrice. Les planches originales de 'Gaston', les agrandissements des dessins, les vidéos, les couvertures ou les extraits du journal Spirou, tout cela doit se regarder aujourd'hui comme on regarderait la bobine de 'Citizen Kane' ou les esquisses de Renoir et Degas. S'il vous fallait d'autres raisons d'aller à Pompidou, en voici cinq :
1. Parce que Franquin est le plus grand génie de la bande dessinée
Ok, il y a Hergé, Mœbius, Tezuka, Will Eisner ou encore Reiser, mais le meilleur restera Franquin. Son classicisme élégant dans 'Spirou', son trait nerveux et moderne avec 'Gaston', sa rage et sa colère contre la bêtise humaine dans 'Les Idées noires', sa sensibilité à fleur de peau, son invention du Marsupilami, tout chez lui porte la trace du génie. Mais un génie profondément humain, faillible et touchant. Sans limites, on aime Franquin, dans les petites choses comme dans les grandes. Il a d'ailleurs porté le soin du détail jusqu'à personnaliser chacune de ses signatures à la fin des gags de 'Gaston Lagaffe', une manière d'autodérision qui dénote un autre aspect caractéristique de sa personnalité : une humilité totale.
2. Parce que ça fait du bien de voir un personnage paresseux, écolo et rétif à l'autorité
Dans une société aussi réactionnaire, repliée sur elle-même, autoritaire et dépourvue de dérision que la nôtre, relire 'Gaston' redonne foi en l'humanité. C'est un acte salvateur, qui rappelle les bienfaits de la paresse, de l'oisiveté, du rire et de l'amitié. Dans 'Gaston', les contrats ne sont jamais signés, la rentabilité cède la place à la poésie et aux inventions loufoques, les agents de police sont tournés en ridicule et le travail ressemble à une grande récréation. Avec ce personnage, Franquin laisse libre cours à son imagination, mais aussi à sa passion pour les animaux, l'écologie, l'amour et la sape de l'autorité. Un engagement qui se poursuivra avec des planches de 'Gaston' en faveur de l'Unicef ou d'Amnesty International. Bref, Gaston ne votera probablement ni Macron ni Fillon, même s'il y a le « téléphon qui son » pour réclamer sa voix.
3. Parce qu'on pourrait regarder Franquin dessiner pendant toute une éternité
L'une des vertus, et non des moindres, de l'expo à la BPI, c'est qu'on y voit Franquin dessiner. Tout comme on s'extasie devant Picasso peignant face à la caméra d'Henri-Georges Clouzot, on s'émerveille de voir Franquin à l'œuvre, traçant parfois dans l'air les silhouettes qu'il couche ensuite définitivement sur le papier, avec une dextérité et un sens de l'observation diaboliques. Franquin pouvait littéralement tout dessiner, immédiatement, vite et bien, dans une veine unique, qui ne s'encombre d'aucune contrainte ni ne s'interdit aucune voie : réalisme pour dessiner des voitures ou des objets complexes, style arrondi plus humoristique pour croquer les personnages. Et quelle intelligence ! Il faut voir le dessinateur répondre du tac au tac à ses pairs Roba, Peyo et Morris, dans l'émission du même nom qui demande à des auteurs d'improviser, pour comprendre qu'il est au-dessus du lot.
4. Parce que l'univers de Gaston Lagaffe s'inspire de faits réels
Très pédagogique, l'expo montre bien comment Franquin et Yvan Delporte se sont inspirés de leur vie pour alimenter les pages de 'Gaston Lagaffe'. Le personnage lui-même emprunte sa douce nonchalance et ses gaffes à un ami d'Yvan Delporte qui s'appelait Gaston Mostraet. Pour le reste, Gaston Lagaffe s'impose d'abord comme la mise en abyme de la rédaction du journal : le jeune homme traîne dans les bureaux, réclame un mois de congés payés en plus pour les dessinateurs, verse par erreur de l'encre sur les concours, croise le rédacteur en chef Fantasio ou encore le directeur du journal en personne, Charles Dupuis, que Franquin prend soin de ne jamais dessiner. Le fameux De Mesmaeker qui ne signe jamais les contrats doit quant à lui son nom au père de Jidéhem, l'assistant de Franquin qui dessina une bonne partie des histoires de Lagaffe sans qu'on parvienne à distinguer la moindre différence. L'intéressé confiera d'ailleurs que la répartition des droits fut un vrai casse-tête et que ce sont les phylactères qui ont permis de déterminer l'auteur de telle ou telle planche.
5. Parce que Lagaffe est une clé pour comprendre l'œuvre entière de Franquin
Franquin considérait ses personnages comme une famille, qu'il n'hésitait pas à faire se rencontrer. Si Gaston Lagaffe apparaît dans les bureaux du journal, il intervient aussi dans certaines histoires de Spirou et Fantasio, notamment 'Band of Brothers', l'un des chefs-d'œuvre de Franquin qui mêle totalement les deux séries. Plus tard, Gaston portera des costumes de Marsupilami et fabriquera un nid douillet semblable à celui du fameux animal pour s'y installer avec mademoiselle Jeanne. Enfin, Franquin a lui-même décrit ses terribles 'Idées Noires' comme « Gaston trempé dans la suie ». Certains découvriront peut-être dans l'expo le 'Trombone Illustré', journal épris de liberté publié par Delporte et Franquin mais censuré par Dupuis. Preuve que la BD aussi est un sport de combat.